Des mots et des nuages

D'aussi loin que je me souvienne, je me suis très tôt intéressé aux mots. Plus exactement, ce sont eux qui m'ont happé dès que j'ai posé les fesses sur les bancs de l'école primaire, puis du collège, avant que le lycée ne m'en éloigne quelque peu. Une parenthèse. Dans les effluves qu'elles m'adressaient, ces années-là portaient davantage l'attrait de la fête où flottent en permanence les cotillons de l'insouciance...
C'est ainsi, j'avais alors la tête ailleurs. Et si je me promettais de me replonger avec ardeur dans la littérature, j'en repoussais invariablement le moment. Je procrastinais pour employer ce mot aussi laid, celui-ci, que la paresse qu'il suggère de remettre au lendemain ce que l'on peut – ce que l'on doit – faire le jour même.
Mais bon, ainsi va la vie. Laquelle m'a appris bien vite en quittant le lycée que, sans les mots, le monde me serait étranger. Qu'on ne s'y méprenne cependant pas ! Si je suis revenu dans les livres, c'est d'abord et avant tout par amour. Par amour de ces tonalités couchées sur le papier qui valent bien mieux que la tchatche. Le vieil adage le rappelle, « les paroles s'envolent, les écrits restent. » Eux, cousus de mots, me passionnent. Ils sont là, agencés sur une feuille blanche, non pour faire la sieste, mais pour pénétrer le ciel et les étoiles, se glisser sous un manteau de pluie, scintiller dans le givre de janvier ou suer sous le soleil de juillet. Ces mots cisèlent le monde qui nous entoure en lui offrant une compréhension réelle ou une appréhension imaginaire. L'une ne valant pas davantage que l'autre, même si je lui préfère la seconde puisque c'est celle de notre intimité personnelle.
Et s'ils n'existaient pas ? Inimaginable. Ils sont consubstantiels de la vie qu'ils pigmentent et garnissent de toutes leurs saveurs. Elle ne serait sans eux qu'un plat de pâtes sans beurre. Une grande nouille bête comme ses pieds. Une terre plate sans montagnes ni océans, sans rivières ni coteaux, sans chemins ni destinations. Un parc sans fleurs ni légumes.
Oui, la langue française est un jardin où j'aime me nourrir de ces mots qui me permettent de raconter le monde qu'ils me suggèrent. Celui que je vois, moi. Et je peux, après tout, emprunter la formule de Jules Supervielle : « Les souvenirs sont du vent, ils inventent les nuages » pour la transformer quelque peu, puisque les mots sont là et qu'ils me l'autorisent : « Ils sont du vent et inventent les rêves. » Le vent doux de la liberté qui porte l'assurance d'un horizon plus radieux. Rappelons-nous que là où règne le totalitarisme, les mots ne sont que des ombres aux regards tristes, figés sur les trottoirs de la servitude nourrie du seul instinct de survie. Car les mots bâtissent bel et bien l'écrin du plus grand luxe qui soit, celui de se forger sa propre pensée.
Dans ce jardin d'Eden, courent les lettres de l'alphabet. Elles s'accouplent en syllabes sous les notes harmonieuses des saisons et dansent entre des parterres de voyelles et de consonnes, aussi diverses qu'odorantes. Je me balade le nez en l'air pour en attraper une qui me file entre les mains, un I grec pour me rappeler un peu d'histoire. Sûr qu'il courra quelques heures plus tard au sein d'un mot que j'écrirai pour offrir à cette poignée de lettres le souffle de courir durant des années après les nuages de Supervielle et de bien d'autres d'ailleurs.
Je me suis fait de cette culture un véritable engagement qui me conduit à me lever tous les matins bon pied bon œil. Avec le sourire d'un homme dont l'âge n'a guère d'importance. Le bonheur est là. Et le temps qui passe ne s'enfuit plus sur un fil tendu au-dessus du néant où ses secondes et ses minutes le poussent trop souvent. Il se décline d'un pas lent en nous laissant le loisir de filer des journées sans les voir.
Le choix est vaste, sur ce métier à tisser des mots, puisqu'on peut en apprendre tous les jours. Dès lors, le nouveau s'invite en permanence sur les lignes de votre agenda. Jamais de lassitude. Les lendemains se brossent en respirant l'air pur de l'aventure, avec la légèreté de ces âmes qui relient la terre et la lune grâce au rêve d'un éternel voyage. Victor Hugo le disait : « Pour exécuter de grandes choses, il faut vivre comme si l'on ne devait jamais mourir. » Pour rêver, il faut écrire jusqu'à plus soif. Et ne pas écouter les pisse-froid qui voudraient nous faire croire que la vie n'est qu'une succession de malheurs.
Oui, il y a longtemps que mon amour pour les mots me porte. En vertu de quoi, je leur dois bien de les défendre âprement. Chaque instant de petit bonheur devient grâce à eux un moment de joie. Le matin, sur mon thé fumant qui réchauffe mes mains, flotte l'enivrant parfum de l'aube qui se lève. Longue inspiration de la journée qui s'annonce. Le temps s'apaise. Se décortique. Glisse tranquillement au-dehors sans claquer la porte. Il prend ses aises avec l'espoir de croiser un regard qui deviendra peut-être, qui sait ? celui d'un ami. Ce temps-là a les mains dans les poches et l'éternité mensongère du mot toujours pour tracer son chemin. C'est celui que je préfère, il sifflote en marchant. Et au diable le grand brouhaha qui régit notre monde d'aujourd'hui, où la parole n'appartient plus qu'aux précieux ridicules qui font de l'alphabet une partition de bêtise humaine dopée par l'urgence de la vitesse numérique ! Laissons-le mourir de son engraissement stupide. Et laissons glisser notre plume sur la feuille blanche de l'espoir pour fendre de son encre bleue la fangeuse suffisance de ces réseaux gonflés de la certitude qu'ils ont d'être les maîtres du monde. Car seuls les mots sont capables de trancher l'évidence du un et un qui donnent deux puisque l'un et l'autre font trois si l'on considère que les deux sont uniques et qu'ensemble ils forment un troisième élément, le couple.
C'est l'ultime dimension, celle de l'amour qui balaie tout sur son passage puisqu'il n'y a rien à comprendre lorsqu'on parle de cœur. Il bat tant et tant pour cette beauté qui passe, un soir ou un matin, sous les étoiles ou dans la brume... Dans ce scenario, le tour se joue d'un claquement de doigts. Et de bien des mots, je vous l'assure, vous vous enflammerez alors à tout jamais, puisque ce feu-là ne s'éteint qu'à l'heure de la mort.

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Jean-Claude Bonnaud, Chambray Touraine Handball