Ils étaient partis vers 11 h, sur le chemin des Tunnels. Ils pensaient revenir. Le groupe comptait ce jour quatorze marcheurs. Chacun avait un problème de santé ou un handicap ou bien la vieillesse au corps.
Ils marchaient ainsi trois fois par mois, grâce à une femme qui sortait d'un cancer : Eugénie. Elle avait vu la mort de près et pensait depuis qu'elle devait partager son envie de vivre avec les autres. Son club s'appelait : "O Chêne d'Eugénie". Elle en avait eu des misères et la vie ne l'avait pas épargnée, entre la perte d'un enfant et le décès de ses parents, sept ans auparavant.
Si l'oiseau Phénix venait à Grenoble, il se dirait en la voyant qu'il avait une sœur en la personne d'Eugénie. Renaître de ses cendres, oui, mais à quel prix ? Son père était mort dans les flammes de sa voiture projetée contre un camion. La jeune femme s'imaginait parfois la scène en quelques secondes et la terreur l'envahissait, comme elle l'envahissait devant le souvenir du corps froid de sa fillette, là, devant elle, vingt-deux ans plus tôt, emportée par un virus foudroyant.
Eugénie devait tenir pour ses morts et vivre pour ses chers ailés, pour ses anges l'accompagnant sur les chemins, pour ses aimés vivants aussi : son mari, ses enfants. Elle était devenu la fée des chemins, de ce dédale infini de couloirs herbus isérois, parcourant les montagnes et découvrant chaque jour de nouveaux sentiers pour les adhérents de son club de randonnées adaptées.
Ce jour-là, elle avait maintenu la sortie, malgré que son fils adolescent soit malade. Elle lui avait donné ses traitements avant de partir et l'avait confié à son grand-père. Elle se sentait mal de le laisser mais elle devait répondre à l'envie de se battre pour la vie, cette envie incrustée dans le coeur de chacun des membres de son Club.
Ils l'attendaient tous de pied ferme sur le parking, sans jamais lui reprocher ses petits retards. Elle avait toujours la voiture pleine de matériel : un énorme sac à dos rempli de sa flûte, ses partitions, la trousse de secours, l'immense bâche pour s'asseoir, le saturomètre, le sifflet, la boussole, la carte IGN, de l'eau, les gilets phosphorescents, les couvertures de survie. Eugénie était prévoyante et apportait aussi des bâtons de marche, des chaussures de montagne en surplus pour les oublieux et des vêtements chauds pour les frileux. Du coup, après avoir chargé tout cela, et sans oublier les bouteilles d'eau et les gobelets, puis ses deux chiens, elle pouvait enfin partir rejoindre le groupe.
Pour qu'Eugénie décide d'annuler une sortie, il fallait qu'il fasse un vent à décorner les boeufs ou bien un orage du tonnerre. Mais cela est arrivé aussi qu'une violente rafale attende leur passage et casse les branches derrière eux, les rendant fous de reconnaissance lorsque leur chemin les ramena deux heures plus tard sur les lieux ravagés. Ils avaient pu visiter ce jour-là, lors de leur marche, le Château de Bon Repos à Haute Jarrie et avaient apprécié ce lieu chargé d'histoire, dont l'accueil courtois d'une formidable équipe de bénévoles les avait conquis. Lorsqu'ils comprirent, en revenant sur leurs pas, que la rafale aurait pu les tuer, par la chute de lourdes branches, ils surent qu'une force mystérieuse protégeait le club.
Lorsqu'ils pénétrèrent ce jour-là dans le premier Tunnel, ils furent saisis par la longueur de l'ouvrage. "C'est incroyable, ce vestige d'un tramway reliant Grenoble à Villard-de-Lans !
-Oui, en effet, raconta Eugénie, ce tramway a fonctionné depuis les années 1920 jusqu'à 1951, reliant Seyssinet aux plateaux du Vercors, en passant par Saint Nizier".
Soudain, on entendit un coup de feu et les ouvertures du tunnel furent fermées.
La seule enfant du groupe se mit à pleurer. Elle avait quatre ans.
L'assaut dura six jours. Tout Grenoble connaissait maintenant l'existence de ce club de marches douces, ainsi que la vie de chacun des prisonniers.
Ils tenaient grâce à l'eau des bouteilles de chacun, grâce aussi aux barres de céréales et aux fruits secs emmenés par Eugénie : amandes mâchées cent fois, raisins secs tenus dans la bouche durant plusieurs heures, afin d'économiser les vivres au maximum.
Jean-Baptiste, qui avait plus de quatre-vingts ans, n'en pouvait plus. Plusieurs membres avaient fait des malaises. Le club avait compris qu'ils étaient pris en otages par un groupuscule d'extrémistes catholiques, réclamant le retrait du mariage pour tous et la dissolution de tous les mariages homosexuels déjà officialisés. Mais vu la lenteur des autorités à répondre à leurs demandes, les marcheurs se doutaient de l'issue de leur sort. Ils se préparaient au pire et écoutaient la flûte d'Eugénie qui leur apportait réconfort et paix de l'âme, tous abrités sous une couverture de survie.
Les deux chiens se mirent un matin, celui du huitième jour, à hurler à la mort. Jean-Baptiste s'était éteint. Sa femme pleurait doucement près de lui. Elle repensait à toutes ces années de bonheur avec lui. Elle se leva et courut vers l'une des entrées du tunnel.
-Vous êtes tous des criminels ! Vous croyez défendre un dieu mais vous êtes pire que des démons ! Mon mari a soigné durant toute sa vie des malades avec le fluide de ses mains et vous, vous avez créé sa mort ! Il œuvrait pour la vie... lui.
Francoise tomba et une lumière se fit dans le tunnel. Le groupuscule avait renoncé et laissa le tunnel libre. Les forces de l'Armée de Terre purent enfin s'approcher de la zone entièrement minée. Il y eut des morts, on entendit des explosions et puis les voix des marcheurs, faibles mais vivantes.
Eugénie s'était battue corps et âme pour maintenir l'éveil et l'espoir de ses marcheurs. Elle retrouva la vue du ciel et des arbres avec tant de joie qu'elle serra très fort sur son cœur les premiers soldats qu'elle découvrit à sa sortie du tunnel.
(écrit en hommage au Club de marches adaptées existant en Isère : "O Chêne de Chloé")
Ils marchaient ainsi trois fois par mois, grâce à une femme qui sortait d'un cancer : Eugénie. Elle avait vu la mort de près et pensait depuis qu'elle devait partager son envie de vivre avec les autres. Son club s'appelait : "O Chêne d'Eugénie". Elle en avait eu des misères et la vie ne l'avait pas épargnée, entre la perte d'un enfant et le décès de ses parents, sept ans auparavant.
Si l'oiseau Phénix venait à Grenoble, il se dirait en la voyant qu'il avait une sœur en la personne d'Eugénie. Renaître de ses cendres, oui, mais à quel prix ? Son père était mort dans les flammes de sa voiture projetée contre un camion. La jeune femme s'imaginait parfois la scène en quelques secondes et la terreur l'envahissait, comme elle l'envahissait devant le souvenir du corps froid de sa fillette, là, devant elle, vingt-deux ans plus tôt, emportée par un virus foudroyant.
Eugénie devait tenir pour ses morts et vivre pour ses chers ailés, pour ses anges l'accompagnant sur les chemins, pour ses aimés vivants aussi : son mari, ses enfants. Elle était devenu la fée des chemins, de ce dédale infini de couloirs herbus isérois, parcourant les montagnes et découvrant chaque jour de nouveaux sentiers pour les adhérents de son club de randonnées adaptées.
Ce jour-là, elle avait maintenu la sortie, malgré que son fils adolescent soit malade. Elle lui avait donné ses traitements avant de partir et l'avait confié à son grand-père. Elle se sentait mal de le laisser mais elle devait répondre à l'envie de se battre pour la vie, cette envie incrustée dans le coeur de chacun des membres de son Club.
Ils l'attendaient tous de pied ferme sur le parking, sans jamais lui reprocher ses petits retards. Elle avait toujours la voiture pleine de matériel : un énorme sac à dos rempli de sa flûte, ses partitions, la trousse de secours, l'immense bâche pour s'asseoir, le saturomètre, le sifflet, la boussole, la carte IGN, de l'eau, les gilets phosphorescents, les couvertures de survie. Eugénie était prévoyante et apportait aussi des bâtons de marche, des chaussures de montagne en surplus pour les oublieux et des vêtements chauds pour les frileux. Du coup, après avoir chargé tout cela, et sans oublier les bouteilles d'eau et les gobelets, puis ses deux chiens, elle pouvait enfin partir rejoindre le groupe.
Pour qu'Eugénie décide d'annuler une sortie, il fallait qu'il fasse un vent à décorner les boeufs ou bien un orage du tonnerre. Mais cela est arrivé aussi qu'une violente rafale attende leur passage et casse les branches derrière eux, les rendant fous de reconnaissance lorsque leur chemin les ramena deux heures plus tard sur les lieux ravagés. Ils avaient pu visiter ce jour-là, lors de leur marche, le Château de Bon Repos à Haute Jarrie et avaient apprécié ce lieu chargé d'histoire, dont l'accueil courtois d'une formidable équipe de bénévoles les avait conquis. Lorsqu'ils comprirent, en revenant sur leurs pas, que la rafale aurait pu les tuer, par la chute de lourdes branches, ils surent qu'une force mystérieuse protégeait le club.
Lorsqu'ils pénétrèrent ce jour-là dans le premier Tunnel, ils furent saisis par la longueur de l'ouvrage. "C'est incroyable, ce vestige d'un tramway reliant Grenoble à Villard-de-Lans !
-Oui, en effet, raconta Eugénie, ce tramway a fonctionné depuis les années 1920 jusqu'à 1951, reliant Seyssinet aux plateaux du Vercors, en passant par Saint Nizier".
Soudain, on entendit un coup de feu et les ouvertures du tunnel furent fermées.
La seule enfant du groupe se mit à pleurer. Elle avait quatre ans.
L'assaut dura six jours. Tout Grenoble connaissait maintenant l'existence de ce club de marches douces, ainsi que la vie de chacun des prisonniers.
Ils tenaient grâce à l'eau des bouteilles de chacun, grâce aussi aux barres de céréales et aux fruits secs emmenés par Eugénie : amandes mâchées cent fois, raisins secs tenus dans la bouche durant plusieurs heures, afin d'économiser les vivres au maximum.
Jean-Baptiste, qui avait plus de quatre-vingts ans, n'en pouvait plus. Plusieurs membres avaient fait des malaises. Le club avait compris qu'ils étaient pris en otages par un groupuscule d'extrémistes catholiques, réclamant le retrait du mariage pour tous et la dissolution de tous les mariages homosexuels déjà officialisés. Mais vu la lenteur des autorités à répondre à leurs demandes, les marcheurs se doutaient de l'issue de leur sort. Ils se préparaient au pire et écoutaient la flûte d'Eugénie qui leur apportait réconfort et paix de l'âme, tous abrités sous une couverture de survie.
Les deux chiens se mirent un matin, celui du huitième jour, à hurler à la mort. Jean-Baptiste s'était éteint. Sa femme pleurait doucement près de lui. Elle repensait à toutes ces années de bonheur avec lui. Elle se leva et courut vers l'une des entrées du tunnel.
-Vous êtes tous des criminels ! Vous croyez défendre un dieu mais vous êtes pire que des démons ! Mon mari a soigné durant toute sa vie des malades avec le fluide de ses mains et vous, vous avez créé sa mort ! Il œuvrait pour la vie... lui.
Francoise tomba et une lumière se fit dans le tunnel. Le groupuscule avait renoncé et laissa le tunnel libre. Les forces de l'Armée de Terre purent enfin s'approcher de la zone entièrement minée. Il y eut des morts, on entendit des explosions et puis les voix des marcheurs, faibles mais vivantes.
Eugénie s'était battue corps et âme pour maintenir l'éveil et l'espoir de ses marcheurs. Elle retrouva la vue du ciel et des arbres avec tant de joie qu'elle serra très fort sur son cœur les premiers soldats qu'elle découvrit à sa sortie du tunnel.
(écrit en hommage au Club de marches adaptées existant en Isère : "O Chêne de Chloé")