Des fleurs sur un Tank!

L'oreille collée à la porte de ma chambre, je percevais la voix très douce de Ferenc qui me parvenait depuis le salon. Il était question de moi et je comprenais mal ce que l'on en attendait. En quoi mes douze ans pouvaient-ils leur être utiles ?
- Zoltan, ta fille parle russe, je crois ?
- Exact, elle le parle couramment !
- Alors, il nous faut un acte symbolique. Les Soviétiques sont un peu perdus en ce moment, mais ils vont vite se ressaisir. La révolution hongroise n'a aucune chance face à leur rouleau compresseur. Pour éviter un massacre, on doit tenter de fraterniser. Quoi de plus naturel qu'une jeune fille parlant leur langue, un bouquet de fleurs à la main ?
Ma mère poussa des hurlements, mon père se récria violemment.
- C'est trop dangereux, nous n'avons pas le droit d'exposer notre fille au nom d'une cause qu'elle est trop jeune pour comprendre.
Mince ! Ferenc se taisait, faute d'arguments. Ils n'allaient tout de même pas renoncer ! Pas question de les laisser faire ! Ils voulaient me priver de mon instant de gloire, il fallait absolument que je joue ma partition. Nantie des certitudes de l'enfance, j'étais persuadée que rien de grave ne m'arriverait. J'imaginais mon retour en classe après cet exploit : mes copines me regarderaient d'un œil différent et tous les garçons m'admireraient !
J'hésitai ! Tout dans mon éducation m'interdisait d'intervenir dans une réunion d'adultes. C'était d'autant plus intolérable que cela démontrerait que j'écoutais aux portes !
Mais Ferenc m'avait proposée pour un premier rôle et ces derniers jours, les adultes, y compris ceux qui m'étaient les plus chers, oubliaient eux-mêmes les règles et les convenances.
Sans plus réfléchir, je fis irruption dans la pièce ! Les échanges aussitôt cessèrent, suivis par un silence gêné.
- J'ai tout entendu, je veux y aller. Je ne risque rien, en plus, j'ai toujours rêvé de grimper sur un char...
J'avais dit n'importe quoi, mais je crois bien que, plus que mes paroles, mon intrusion dans la cour des grands avait tellement sidéré mes parents qu'ils n'avaient que faiblement protesté...

En fin d'un après-midi éprouvant, Valentin Youbenkov attendait des ordres clairs qui ne venaient pas. Le buste dépassant de la tourelle de son blindé, il regardait les sept monstres qu'il commandait. Ceux-ci contenaient péniblement la foule des manifestants qui hurlaient des slogans hostiles. Cela faisait des heures que durait ce face à face. Le major détestait cette position précaire cernée par la meute. Il n'avait pas peur, le grondement puissant de la bête qu'il chevauchait, lui rappelait qu'il suffisait d'un ordre et la mort s'inviterait. Las de subir, il pouvait commander le tir sans état d'âme. A Berlin, encore jeune tankiste, il avait connu bien pire à la fin de la seconde guerre mondiale. Il soupira puis, par radio, rappela ses consignes :
- On attend mes instructions. Au signal on se déplace lentement. On n'ouvre le feu que si notre situation l'exige.
Au moment où il allait donner l'ordre de mouvement, il eut un haut le cœur.
Depuis quelques heures, il craignait qu'il advînt quelque chose de semblable...
Une jeune fille, munie d'un bouquet de fleurs, venait d'être hissée sur son engin et l'interpellait en russe :
- Kouda ti idioch ? Où vas-tu ? Je ne suis pas ton ennemie, j'ai douze ans et les gens autour de moi disent qu'ils veulent vivre en paix!
Valentin aurait préféré la haine et la fureur, il ne savait pas répondre à la bienveillance, on ne lui avait pas appris ! La voix fluette de son interlocutrice lui semblait lointaine, mystérieuse, comme un écho de son enfance. Il y avait quelque chose de noble et de grandiose dans cette scène digne de tableaux antiques où la quête de lauriers et l'honneur sont partout exaltés. L'officier sentait que sa position se fragilisait, il fallait qu'il parle !
Il se pencha sur la radio.
- Si d'autres essaient de grimper sur les chars, on bouge immédiatement et on tire en l'air.
Mais il ne maîtrisait plus son temps qui appartenait désormais à un être fragile perché sur un monstre d'acier, un bouquet à la main.
La foule subjuguée retint son souffle pendant ces secondes suspendues où tout pouvait basculer. L'officier céda à contrecœur. Le visage fermé il tendit la main pour prendre les fleurs.
- Idi siouda ! Viens ici ! Les soldats ne font pas la guerre aux enfants.
L'enfant sourit, leva le bras et la foule répondit par un hurlement d'allégresse...

Quand j'escaladai le monstre aidée par mon père, je n'imaginais pas que l'engin fut si colossal. Je dominais la place de plus de deux mètres cinquante. Mes parents, dépassés, avaient laissé Ferenc et ses amis choisir le moment le plus propice. L'heure où l'on devine que le face-à-face, qui dure depuis trop longtemps, a perdu de sa dangerosité.
Eta nié razrichino, no eta nié vajno (ce n'est pas permis, mais cela n'a pas d'importance). Les chars étaient là. L'officier fronçait les sourcils, mais cela n'avait pas d'importance ! Je vivais un moment d'une exceptionnelle intensité. Des sons étranges passaient dans l'air. Ils ne ressemblaient pas aux sons habituels : le bourdon d'une cloche, le brouhaha de la foule, le bruit des moteurs. Ils me semblaient venir d'ailleurs, comme de lointaines lamentations d'une bête blessée qui luttait pour sa survie.
J'ai d'abord cherché le regard de ma mère. Un visage de femme inquiète, pâle, au sourire figé. Elle se tenait cambrée afin de mieux me voir, les yeux durs, agrandis, un bras en l'air tendu vers moi, sa main ouverte acceptait symboliquement que je m'éloigne, car à cet instant j'appartenais aux événements. Je venais de tourner le dos à l'enfance.
Je lus de la colère sur le visage de l'officier. Il sentait le cuir et la sueur mêlés. Il m'observait comme un chat guette un oiseau. « J'avais osé ! » Je le devinais sauvage, cruel et rusé. Je piétinais son territoire, un territoire sacré, symbole d'une incommensurable puissance, et moi, une petite fille de rien du tout, je me payais le luxe de cet affront !
Mais les gens applaudissaient, lançaient des slogans de fraternité. Tous fixaient anxieusement l'homme pour tenter d'y lire ses intentions. Les manifestants levaient la tête et tendaient les bras en signe d'espérance.
La foule est moutonnière et versatile, se disait Valentin qui restait de glace. Je pourrais à volonté la disperser, l'anéantir et transformer cette allégresse hypocrite en hurlements de terreur.
Il s'arracha un sourire et jeta un ordre. Un soldat s'extirpa de la tourelle, prit le bouquet et le noua sur le long canon qui se braqua vers le ciel. L'enthousiasme atteignit alors son paroxysme.
Valentin résolut de reprendre l'initiative. Les autres en face ne tremblaient plus et cela l'humilia profondément. Ils n'en avaient pas le droit, un jour ils paieront se dit-il, seuls les morts ont le droit de ne plus avoir peur ! Ceux-là ne reculent plus, ils se sont résignés. Ils se contentent de se vider de leur sang ou de leurs tripes en exhalant une odeur douceâtre.
L'officier se pencha vers l'enfant :
- My boudim ou-ïïjjat (nous allons partir), dis-leur de reculer pour que nous n'écrasions personne! Descends maintenant.
J'étais fière en retrouvant mes parents. Je passai de bras en bras avant de toucher le sol. Ma mère se reprenait doucement, l'épreuve avait été terrible. Elle souriait, mais elle conservait un visage blafard et les lèvres agitées d'un léger tremblement. Quand elle me serra contre elle, je crus entendre sa musique quand elle jouait Chopin, si pur et si mélancolique.
- Reculez, ils veulent s'en aller !
Gyulia relaya la consigne avec son porte-voix. La foule s'écarta lentement et les sept monstres firent demi-tour.

Tous crurent qu'ils avaient gagné, c'était bien mal connaître l'adversaire ! Le lendemain, Valentin youbenkov reçut enfin les ordres qu'il attendait. Les troupes du pacte de Varsovie avaient décidé de mater la révolte dans le sang. Finie la fraternisation, le militaire retrouva sa fonction première.
A la tête de ses sept chars, il déchaîna les enfers.