Des boucles pour mémoire

Une sortie en vélo, un dimanche matin, est quelque chose de banal en soi, à condition d'avoir du temps et des talents de mécanicien. À la différence de la course à pied ou de la natation, exigeant un minimum de matériel, l'utilisation d'un engin mécanique nécessite des vêtements très adaptés et des compétences, à la fois techniques et pratiques. Moi qui ne suis pas bricoleur pour un sou, je me contente de vérifier la pression des pneus avant de partir, et d'emporter mon téléphone portable. Mon équipement est des plus rudimentaires, à la différence d'amateurs confirmés, qui, singeant les professionnels, portent des vêtements multicolores agrémentés de marques, se transformant ainsi en véritables panneaux de publicité ambulants, et des culottes renforcées semblables aux couches-culottes de nos bambins en attente de contrôle sphinctérien . Cet accoutrement m'a toujours amusé, voire agacé : l'effet Tour de France sans aucun doute, que je ne regarde que très rarement, à l'occasion d'étapes de montagne, mettant en évidence, outre la beauté des paysages, l'acmé du dépassement de soi, en dépit des produits stimulants administrés à certains coureurs, « à l'insu de leur plein gré » selon l'expression consacrée (idem pour le Tour de Normandie, contre lequel je pestais quand il me fallait patienter avant de rejoindre mon domicile, quand par malheur il passait par ma commune). Je n'ai jamais compris l'engouement du public pour cette course, massé sur le bord des routes, vociférant des encouragements, s'approchant au plus près des coureurs pour les toucher, telles des reliques sacrées, se mettant et les mettant parfois en danger. Tout ce grand cirque perdure, se développe même, amplifié par la mondialisation télévisuelle et numérique où l'argent règne en maître, où la discipline empêche le tâcheron de l'équipe de tenter sa chance du fait de son allégeance au leader désigné, où l'omerta entourant le dopage perdure, malgré quelques scandales retentissants mis à jour et quelques coupables, même célèbres, sanctionnés. Ce qui me frappe est que cet intérêt est transgénérationnel, malgré les bouleversements sociétaux. Psychologie des foules singulière que l'on retrouve à l'oeuvre dans les stades de foot, « beaufitude » revendiquée, exutoire aux diverses frustrations que la vie nous apporte. Pas un seul homme politique ou édile ne se permettrait de dire son manque d'intérêt ou son aversion pour le football ou le cyclisme, sports parmi les plus populaires : il serait irrémédiablement « grillé » pour la suite de sa carrière !

Avec mon vélo tout - terrain de plus de vingt ans d'âge – comme pour un bon whisky – je me fais doubler par de nombreux cyclistes, dont un nombre non négligeable de femmes, ce qui réveille en moi le macho qui sommeille. Un compétiteur n'apprécie pas d'être dépassé, que ce soit à la course, à la voile, en natation ou encore en ski... À l'instant où cela se produit, une réaction organique se manifeste illico sous la forme d'un coup au cœur, sorte d'extra-systole je suppose, de fourmillements dans les mains, bref, une réaction de stress, mais positive, jouissive, pour répondre à ce qui ressemble à une agression ludique, et ceci, à l'insu même du sujet qui sent, presque malgré lui, les muscles de ses bras et de ses cuisses se mettre en branle pour rattraper celui qu'il vit comme un imposteur ou, selon son degré de paranoïa, comme un usurpateur.

Ce genre de réflexions m'habite tandis que je longe le canal de Caen à la mer, avec pour destination le port de Ouistreham, en poussant jusqu'à son embarcadère pour Porsmouth, si je pense avoir le vent dans le dos pour rentrer.
Quand je pars, il me semble fréquemment que « ça roule », que je tiens une super forme. Je vois les pratiquants d'aviron glisser sur le canal, au soleil ; je croise quelques pêcheurs à la ligne préparant leurs gaules, des joggers, des adeptes du roller, quelques poussettes et des cyclistes isolés ou en groupe, en famille ou entre copains, qui me dépassent, qui viennent de face, parfois de front, nécessitant de ma part une vigilance de tous les instants, sans compter les quelques chiens, courant à côté de leurs maîtres, se prenant d'envie de quitter la piste sableuse pour zigzaguer sur le bitume. Je me fixe quelques points de repères, comme autant d'étapes intermédiaires : le pont de Colombelles, le pont de Bénouville – le célèbre Pegasus Bridge et son non moins célèbre café Gondrée, pavoisé de drapeaux britanniques, à la terrasse bondée, comme à l'ordinaire -, le port et ses écluses enfin, ou le phare, direction la pointe du Siège. Je m'arrête en général juste après le karting, sur le sable, au pied du monument commémorant le Débarquement de juin 1944, érigé en 2014 à l'occasion de son 70 e anniversaire. Il est difficile d'échapper à la symbolique des lieux, puisque en cette région chargée d'histoire, tout semble organisé pour ne pas oublier. Le « Tourisme de mémoire » qui tend à se développer côtoie donc un tourisme plus traditionnel, davantage orienté vers la nature, les édifices religieux, les produits laitiers et cidricoles. Bien souvent, sur le chemin du retour, je retrouve le vent de face : j'ai les cuisses tétanisées ; j'ai hâte d'apercevoir, à l'occasion d'un virage sur le chemin de halage, le viaduc de Calix, dominant le canal à quarante mètres de hauteur, endroit idéal pour les candidats au suicide !, qui m'indiquera l'arrivée prochaine sur le port de Caen.

Lorsque je pédale dans le département de la Manche, je me dirige aussi vers le nord : commençant mon périple quelques kilomètres avant l'entrée de Saint -Vaast - la – Hougue, je roule en direction de Barfleur, en longeant, cette fois-ci, non les eaux calmes d'un canal, mais la côte Est du Cotentin. Je ne m'attarde pas sur le port, pourtant alléché par les étals de poissons et de crustacés, longe la digue qui me cache la vue, mais me protège des paquets d'écume pouvant parfois franchir le parapet par fortes tempêtes, franchis le petit pont enjambant la Saire et, selon mon humeur, fais un détour par la pointe de Jonville qui permet d'embrasser, d'un seul regard, au sud, l'Île de Tatihou et le port de Saint-Vaast ou, tourné vers l'est, de contempler les rochers affleurant l'eau où se nichent les araignées, donnant à cet endroit un petit air de Bretagne Nord. Les routes de cette région sont étroites, traversent de multiples hameaux aux maisonnettes de schistes ou de granit, et où mes tentatives pour trouver des raccourcis ont lamentablement échoué. Je rejoins alors docilement la départementale pour gagner Barfleur sans perdre de temps, ne sachant pas trop la direction que pourrait prendre le vent à mon retour. Associé au soleil, qui contrairement aux prévisions météorologiques pessimistes, brille plus souvent qu'il n'y paraît, il burine les visages à l'image des vieux loups de mer. Au bout d'une courbe, je débouche enfin sur l'anse de Landemer, grimpe la route en lacets sur quelques centaines de mètres. J'aperçois au loin le phare de Gatteville, du haut duquel on domine une grande partie de la côte. Je m'arrête tout au bout du port, me dégourdis les jambes en regardant, au bord de la cale, fixé sur un rocher de granit, le médaillon rappelant le départ de Guillaume le Bâtard à la conquête de l'Angleterre en 1066, sur son navire amiral La Mora. Curieux télescopage historique et juste retour des choses : conquête de l'Angleterre d'un côté, et libération de la Normandie, puis d'une partie de l'Europe à partir de cette même Grande Bretagne de l'autre. Comme si la boucle était bouclée. En parlant de boucle, il me reste à repartir. Les kilomètres pèsent bien lourd dans mes jambes. Je me dis qu'il faut être vraiment "maso" pour faire du tourisme de cette manière, de se mettre autant la pression, et que, même en plein effort, il est difficile de ne pas cogiter. Alors, une question récurrente me taraude l'esprit : au fil des étapes, à quoi pensent donc les coureurs du Tour de France ?