Derrière le rideau rouge

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— Un petit café ?
Marius Dambard tressaillit. Le commissaire en usait du café comme d'autres du champagne : un privilège qui accompagne les grandes décisions. Enfin, songea Marius, enfin, il va me confier une affaire ! Il venait d'être nommé inspecteur, et brûlait d'impatience d'en découdre. Peut-être l'assassinat de ce bijoutier, rue Saint Anselme. Ou ce mystérieux incendie dans le quartier des Moirettes. Ou même un dealer retrouvé mort entre deux poubelles. Son imagination s'enflammait.
Sa tasse à la main, le commissaire Leroy se rencogna dans son fauteuil de cuir. De l'autre côté du bureau, Marius se redressa sur sa chaise et saisit son café. Il était brûlant mais le bureau était trop encombré pour qu'il puisse le déposer. Il attendit donc, stoïque, les doigts en feu.
— Dites-moi, Dambard, vous aimez le théâtre ?
— Le... le théâtre ? Euh, eh bien, oui, enfin, je veux dire, je n'y connais rien, mais...
— Tant mieux, tant mieux...
Le commissaire suivait son idée.
— Voyez-vous, ma femme a récemment rejoint une troupe d'improvisation théâtrale, les "Impro Blêmes". C'est son nouveau truc, une vraie vocation selon elle. Ce qu'elle a toujours voulu faire. Bref. Ils sont en train de monter un spectacle façon film policier, qui racontera une histoire de meurtre.
— Ah, approuva Marius, au hasard. Il ne voyait pas où son supérieur voulait en venir.
— Elle m'a demandé si je pouvais envoyer un de mes hommes pour leur donner une sorte de formation, leur montrer des petits trucs d'enquêteur, leur expliquer certaines procédures, pour que leur spectacle soit plus crédible. Alors j'ai pensé à vous.
— Mais je...
— Il n'y a pas de mais. Vous êtes jeune, vous débutez, vous avez besoin de vous ouvrir au monde. Et puis, vous verrez, le théâtre n'est pas si éloigné des affaires criminelles. Dans les deux cas, il y a la scène, ce qu'on voit, ce qu'on veut nous montrer, et puis il y a les coulisses, tout ce qu'il y a derrière. Notre métier est d'aller voir derrière le rideau rouge, ce qui sous-tend le crime, l'explique, le justifie parfois... Je suis sûr que ce sera une très bonne expérience.
 
Quatre jours plus tard, Marius Dambard se retrouva donc assis sur un banc, dans un gymnase mal chauffé, à assister à son premier atelier d'impro. Il y avait là huit hommes et quatre femmes, dont Annie, l'épouse du commissaire. Marius ne l'avait croisée qu'une fois, au Noël de la police. Il se souvenait d'une femme à l'allure sévère, discrète et bien habillée. Ici, en jean et baskets, plaisantant avec les autres, elle semblait avoir rajeuni de dix ans. Les exercices, que l'inspecteur trouvait tour à tour infantiles ou horriblement difficiles, étaient proposés par Anthony, le fondateur des Impro Blêmes. C'était un bel homme d'une trentaine d'années, le type même de l'artiste, cheveux bouclés aux épaules, chèche savamment négligé, chemise blanche, et le sourire épuisé mais ravi de ceux qui vivent la nuit et semblent connaître des extases inaccessibles au commun des mortels.
Marius trouvait les relations humaines fascinantes, et c'est cela qui l'avait amené à s'orienter vers la police. Ce groupe d'improvisateurs, qui semblait si bien s'entendre. Qu'y avait-il derrière ? Les classiques amour, haine, jalousie, jeux de pouvoir ? D'autres liens, ceux que créent la scène, le monde si confidentiel du spectacle ? Des fraternités, de vieilles querelles d'ego, des rivalités amoureuses ?
Cet Anthony, visiblement le noyau du groupe, son centre énergétique. Avec qui couchait-il ? Marius observa plus attentivement. Regards appuyés, clins d'œil, main qui frôle une hanche. Annie ! Pauvre commissaire, songea-t-il. Anthony devait faire rêver sa femme, la faire rire, danser, jouer. Dans ses bras, elle se sentait sans doute jeune à nouveau, libre. Il lui offrait des applaudissements et les étreintes bouleversantes des soirs de succès. Ce n'est pas avec les bals de la police et les déjeuners chez sa mère que son terne époux pouvait rivaliser.
Anthony le tira de ses réflexions. Les improvisateurs allaient jouer une histoire de meurtre. Le jour du spectacle, lui expliqua-t-on, les comédiens présenteraient des personnages au public, qui choisirait celui qu'il voudrait voir mourir. Les autres improviseraient la suite. On avait besoin de ses compétences pour savoir comment se passe un relevé d'empreintes, comment on mène un interrogatoire, quels mobiles sont le plus souvent à l'origine des crimes...
Marius ne vit pas le temps passer. Son travail était sa passion, et il adorait en parler. Et puis, les joueurs l'écoutaient avec attention et appliquaient ses conseils à la lettre. Sous ses yeux, ils parvenaient à construire tout un monde, des personnages, des lieux, des motivations. C'était magique.
Après la séance, tout le monde s'attarda devant la porte, exhalant des petits nuages glacés. Anthony sortit en dernier, les bras encombrés d'une table de mixage.
— Je vais mettre ça dans ma bagnole et je vous rejoins ! On va boire un verre, hein...
Il s'éloigna, happé par la nuit.
— Voilà notre quotidien, Inspecteur ! lança un des improvisateurs, un grand brun avec une queue de cheval. Attendre dans le froid pendant qu'Anthony va mettre sa chère console au dodo ! Une tradition presque millénaire...
Ses camarades renchérirent en riant et la conversation reprit de plus belle. Marius s'apprêtait à prendre congé, quand Annie dit soudain, d'une petite voix inquiète :
— Il en met du temps pour ranger sa console...
— Bah, venez, on va au bar, il doit être garé par-là, on le chopera au passage...
Trois minutes plus tard, atterrés et horrifiés, ils découvraient Anthony devant son coffre ouvert, baignant dans son sang. Il avait juste eu le temps, avant de mourir, de déposer sa table de mixage dans sa voiture, sur une couverture.
 
— Je vous charge de l'enquête, Dambard. Après tout, personne n'est mieux placé que vous.
— Je... je suis vraiment honoré de votre confiance, Commissaire. Je ferai tout pour tirer les choses au clair. C'est tellement affreux ! Un garçon si sympathique ! Et votre femme, comment va-t-elle, si je puis me permettre ?
— Aussi bien que possible.
Le commissaire eut un geste vague, comme pour éloigner toutes ces considérations inutiles.
— Comment comptez-vous procéder ? reprit-il.
— Mais, de la manière classique. Relevés balistiques, empreintes, autopsie, chercher des témoins dans le voisinage, analyser la vie de la victime, voir si des gens pouvaient lui en vouloir... Je vous promets de mettre tout en œuvre pour...
— Pour une enquête qui n'aboutira pas, Inspecteur.
— Co... comment cela, Commissaire, je...
— L'enquête n'aboutira pas. Anthony Dubreuil a été la victime d'un rôdeur, un détraqué qui passait par là, et qui a probablement cru qu'il y avait quelque chose d'intéressant à voler.
— Mais, Commissaire...
— Je sais, je sais, Dambard, c'est votre première affaire et il serait dommage qu'elle ne soit pas résolue. Mais elle sera suivie par d'autres dossiers, je vous le promets.
Alors Marius se souvint des paroles du commissaire.
Il y a la scène, ce qu'on voit, ce qu'on veut nous montrer, et puis il y a les coulisses, tout ce qu'il y a derrière. Notre métier est d'aller voir derrière le rideau rouge, ce qui sous-tend le crime, l'explique, le justifie parfois...
Il avait vu la scène, ce crime odieux. Et le commissaire, en l'envoyant assister à cet atelier d'impro, avait compté sur lui pour en comprendre les coulisses : la relation entre un jeune comédien charismatique et une femme mariée. La jalousie désespérée d'un vieil homme trompé.
Marius eut un demi-sourire.
— Oui, il est probable en effet que je ne trouve absolument rien, et que l'affaire soit classée.
Le commissaire hocha lentement la tête.
— Et, reprit Dambard, il va de soi que je serai tellement occupé par toutes les affaires importantes dont vous allez me charger, que je n'aurai jamais le temps de rouvrir le dossier...
Le commissaire sourit. Il avait misé sur le bon cheval. Ils s'étaient parfaitement compris.
— Un petit café, Inspecteur ?

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