Dernier souffle

« Toute histoire commence un jour, quelque part. Je pourrais dire que la mienne a commencé ce jour là où j'ai décidé de m'arrêter à cette pâtisserie, comme je pourrais dire qu'elle a commencé à cet instant même où, pour une histoire de baguette de pain avec un client, j'ai lié mon destin à celui d'une autre personne par un sourire, ou encore cette nuit où j'ai fait le mur pour aller la rejoindre, franchissant définitivement le pas. Mais en vérité, mon histoire a commencé un jour ordinaire, dans un salon avec ma mère, et elle se termine aujourd'hui, sur ce plancher dans ce bain de sang. »
Ce jour-là...
Elle avait pris son courage à deux mains et était allée retrouver sa mère dans le salon où celle-ci, un chapelet en main, semblait fort intéressée par ce qui se disait à la télévision. Imaan y jeta un regard, il y avait au programme « Ndieguémar : la dépravation des mœurs ». Maman ne l'avait pas vu arriver. Imaan s'assit un instant pour palper l'atmosphère. Sa mère dont les yeux refusaient de se détacher du poste secouait de temps en temps la tête de gauche à droite et souvent de haut en bas pour marquer son dépit, son indignation ou son adhésion. Imaan considéra le visage grave de sa mère, ses lèvres qui murmuraient quelques incantations d'un autre monde laissant échapper des sifflements à peine audibles.
- Maman... dit-elle presque étouffée par son cœur qui la poussait à la confession
Celle-ci, sortant de sa torpeur, détourna brusquement le regard du poste et fixa Imaan. Ses yeux globuleux s'arrondirent pour montrer à sa fille qu'elle avait désormais son attention. La jeune fille sentit comme une charge électrique lui traverser tout le corps et le courage qui avait guidé ses pas jusqu'au salon fuir son cœur.
- Tu n'as pas remarqué ma présence tellement tu es concentrée, fit-elle pour se justifier de l'avoir apostrophée.
Sa mère sourit puis répliqua
- C'est très intéressant ce qu'ils disent ! Tu devrais d'ailleurs prendre note. On ne comprend plus les jeunes de nos jours. Ce sont des êtres bornés et téméraires qui pensent que la modernité justifie tout ! On a beau parler ils n'écoutent jamais !
Imaan sourit à son tour, un sourire factice qui trahissait sa gêne, un sourire pitoyable et désespéré dénonçant son courage qui venait de prendre ses pieds à son cou. Elle se leva doucement et sortit.
Pourtant, elle avait vraiment voulu parler. Elle aurait aimé que sa mère lise le désarroi sur son sourire, la peur dans ses yeux et la confusion sur son visage. Elle aurait aimé qu'elle la retînt, la calme, la console puis la force à tout avouer. Elle avait voulu parler, oui, mais comment briser cette forteresse de pudeur que l'éducation qu'elle avait reçue avait lentement mais surement érigée ? Elle était si épaisse et infranchissable, et pourtant, elle avait besoin qu'elle disparaisse. Elle avait besoin qu'elle éclate en mille morceaux pour qu'elle confie ses préoccupations à celle qui devait être le réceptacle de ses tourments. Mais il s'agissait tout de même de sa mère ! Comment pouvait on évoquer un tel sujet avec cette grande personne sans l'offusquer et l'embarrasser, comment elle, Imaan, pourrait-elle ou oserait-elle en parler après les exhortations qui bourdonnaient encore à ses oreilles sans être tancée et mise à l'écart comme une damnée ? Quel toupet ce serait que de venir avouer son forfait !
On l'avait traitée de blanche quand elle avait manifesté sa déception de ne recevoir de ses parents aucun signe de tendresse. « Ils font tout pour que tu sois dans de bonnes conditions et ils te conseillent toujours en bien, ils s'inquiètent pour toi et te passent tous tes caprices, cela ne suffit-il donc pas ? », lui avait-on sans cesse répété. « Non ! » s'était-elle sans cesse dit au fond d'elle tandis que tout dans l'expression de son visage semblait donner raison à ses divers interlocuteurs. Elle, elle en voulait plus, elle voulait que sa maman la serre dans ses bras pour lui dire qu'elle pouvait toujours, en toute circonstance, compter sur elle. Elle voulait que celle-ci s'ouvre à elle sur les sujets que la société avait décrétés tabous. Elle voulait être sa complice. Elle voulait que son père l'appelle « ma fille chérie » et la prenne sous son aisselle pendant qu'ensemble ils regarderaient la télévision au salon. Elle aurait aimé avoir la possibilité de discuter avec lui sur les choses de la vie, elle voulait recevoir de lui ce qu'un fils aurait reçu. Mais au lieu de tout cela, elle heurtait inlassablement la figure ferme d'une mère stricte et conservatrice et d'un père autoritaire et distant, tous deux inaccessibles sur leur piédestal.
Imaan retourna donc dans sa chambre, le visage dans les mains, elle pleura, pleura tout son saoul, comme si elle eut envie de liquéfier la douleur dans son cœur afin qu'elle sorte sous forme de larmes. Mais elle avait beau pleurer, il semblait que ça ne suffisait pas. Plus ses larmes coulaient, plus son cœur s'asséchait, et plus elle avait des envies suicidaires. Son téléphone vibra, un message : « Pourquoi ne réponds-tu pas ? », c'était Farida. Elle sourit vaguement puis laissa s'échapper un long soupir.
«Certains parmi vous, ont pour préoccupation le choix du vêtement à mettre le lendemain, la prochaine coiffure à arborer, ou même le choix d'un parfum chez le glacier. D'autres sont nés pour porter une partie de la misère du monde, le partage n'étant jamais équitable. Une femme cherche son enfant qui meurt de faim quelque part dans un trou perdu où la guerre a fait ses ravages, une autre est le souffre-douleur et l'objet sexuel d'un ou de plusieurs hommes, une toute autre encore offre son corps à la luxure toutes les nuits pour un morceau de pain à grignoter le lendemain. Moi, je suis la fille d'un couple modeste, et le l'objet d'une manigance malsaine. »
Imaan regarda l'heure, il était dix-huit heures. Il ne lui restait plus que deux heures pour se décider. Elle se leva et alla encore au Salon. Elle s'arrêta sur le pas de la porte, observa encore sa mère, son grand fichu, son chapelet, son visage serein et las. Et pour la seconde fois, rebroussa chemin.
«Je dis que mon histoire a commencé ce jour-là, dans le salon, parce que si j'avais eu le courage de parler, je ne serais pas aujourd'hui dans mes derniers instants »
Il était dix-neuf heures quarante-cinq minutes, chaque seconde qui passait augmentait l'intensité d'un séisme dont elle était la seule à ressentir les effets. Elle s'habilla puis sortit.
Il était là à l'attendre, un sourire pervers au coin des lèvres. Une larme coula sur la joue de la jeune fille. Tête baissée, elle avança vers l'homme dont le sourire cachait mal la laideur des intentions.
- Tu as fait le bon choix, dit-il, et ne pleure pas parce que personne ne t'y oblige, ajouta-t-il ironiquement. Et puis en fin de compte, tu n'es pas cette sainte ni touche comme tu laisses croire.
Il la prit par le bras et l'attira dans sa chambre. Elle n'opposa aucune résistance, elle se laissa entrainer, par amour...
« Oui, j'avais fait un choix, j'avais fait le choix de céder au chantage d'un homme qui menaçait de ruiner ma vie. Je voulais la conserver et avec elle, ma relation.
Ce jour-là dans la pâtisserie, j'avais trouvé une amie. Elle avait pris ma défense contre cet homme pressé qui voulait passer devant tout le monde. Banal début d'une amitié, mais il fallait bien que le destin trouve une excuse pour me servir ce qu'il avait réservé pour moi, il fallait qu'il trouve un canal à mon malheur. Elle s'appelait Farida et en l'espace de deux minutes nous avions la même cause. C'était une fille simple sans aucune particularité, le genre de personne qu'on croise chaque matin sans vraiment la remarquer. Un mètre quatre-vingt, la vingtaine, teint clair, ni très belle ni laide. Quand le monsieur désagréable s'en fut, nous nous étions mises à fustiger l'indiscipline de ces personnes qui sont censées montrer le bon exemple. Nous avions ri et cheminé ensemble, car il se trouva que nous habitions le même quartier. Et de fil en aiguille, nous étions devenues tellement proches qu'un soir nous cédâmes aux caprices de la chair... Ce qui ne devait être que le fruit de folies d'une soirée devint notre quotidien. J'aimais Farida, aussi inconcevable que cela pouvait être dans notre société, et c'était réciproque. Cette fille me comprenait, me complétait, me confortait et me consolait comme personne auparavant.
Farida vivait avec son frère jumeau, Hassan. Un homme taciturne et mystérieux. Je ne l'aimais pas trop, il avait ce regard froid des personnes qui n'ont aucune limite. Il nous avait surprises un jour Farida et moi, gêné, il était vite ressorti. Nous avions éclaté de rire de le savoir si embarrassé. Deux semaines plus tard, je recevais des photos de Farida et moi dans nos moments d'intimité et un enregistrement dans lequel on pouvait clairement comprendre ce qui nous liait. C'était Hassan le destinateur. La suite on la connait tous: la chair contre l'honneur. J'avais donc fait le choix de racheter ma dignité avec mon corps.»
La moue à la fois dédaigneuse et satisfaite, il toisa la jeune fille qui semblait avoir rendu l'âme et lui lança sa robe. Imaan jusque-là inerte sur le lit, les yeux écarquillés, la mine douloureuse et dégoutée, se leva difficilement. Elle se rhabilla et tituba jusqu'à la porte. Farida était là, et apparemment depuis un bon moment. Les traits livides, le regard suspendu dans le vide, les mains tremblotantes. Elle venait de découvrir qu'elle était trompée. Imaan restait immobile, la bouche entrouverte, les yeux embués de larmes. Elle aimait Farida, elle ne savait que dire à son amante.
« L'homme est sombre. Hassan m'avait haïe depuis le premier jour où j'avais mis le pied chez eux. J'avais accaparé une partie de sa sœur jumelle, son affection, son temps, et il ne me le pardonnait pas. J'avais dépassé les bornes en faisant de Farida mon amante. Pourtant, je ne m'étais jamais sentie à l'aise avec cette idée. Moi, Imaan, une lesbienne ? J'étais mitigée au fond de moi, tiraillée entre ma raison et ma passion, mes valeurs et mon cœur, partagée entre ce que l'on veut que je sois et ce que je suis vraiment. J'ai choisi d'être moi. »
Elle avait choisi d'être elle. Mais comme si le sort n'en avait pas eu assez de la martyriser, elle dégustait bientôt, âprement, le plat de la vengeance servi par Farida. Durant une semaine, celle-ci n'avait cessé de penser au moyen le plus humiliant de punir Imaan, son amante qu'elle aimait tant, mais dont la trahison la plongeait dans la haine la plus aveugle, la plus absurde. Mais peut-on faire entendre raison à l'homme passionné ? Un soir comme les autres, alors qu'Imaan revenait des cours, elle trouva une ambulance devant la porte de la maison familiale. La sirène, sa musique assourdissante et ses couleurs mariées à la douceur du crépuscule qui tombait rendaient l'atmosphère lourde et tragique ; les voisins s'étaient regroupés autour d'un brancard sur lequel gisait sa mère inerte, presque sans vie. Elle eut à peine le temps de réaliser tout ce qui se passait qu'elle senti quelque chose lourd comme un gourdin s'abattre sur son corps. Les voisins s'interposèrent pour éviter au vieux père de commettre l'irréparable. Elle comprit bien après que sa vie avait fait le tour des réseaux sociaux et qu'elle était la seule à l'ignorer. Des images d'elle nue faisaient scandale sur les plateformes numériques. Farida s'était vengée de l'infidèle.
Imaan s'était éloignée des siens pour ne pas leur imposer sa présence qui était plus qu'un supplice. Elle avait la certitude que sa mère avait trépassé après sa crise cardiaque provoquée par le scandale des photos. Elle se demandait à quoi bon continuer d'exister. Elle avait erré toute la nuit dans les rues malfamées de son bidonville. A l'aube, elle s'était retrouvée sur la terrasse d'un immeuble de 5 étages attendant que l'énorme disque jaune à l'horizon sorte de sa cachette. Dame nature ne ménagea aucun effort pour rendre ce lever de soleil splendide et unique. Elle leva les mains, une brise clémente, comme prise de compassion, vint effleurer sa joue. Et elle laissa couler deux grosses larmes et s'offrit au vide.

Toute histoire se termine un jour quelque part, la mienne s'achève à cet instant présent. Je n'avais jamais remarqué que cet immeuble était si grand, j'ai l'impression qu'il va me tomber dessus. Le sable est chaud sous mon corps, j'ai le goût du sang dans la bouche, les cris de détresse autour de moi se font de moins en moins audibles, j'entends maintenant le vent, je le sens me caresser doucement le visage. Je ne ressens plus aucune douleur, je me sens allégée, cette enveloppe corporelle était si pesante...je me sens heureuse d'en être libérée. »