Dernier appel après embarquement

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Nouvelles - Policier & Thriller
9 h 45

Je pénètre dans le hall du terminal. Je jette un rapide coup d'œil au tableau d'affichage. Le vol décolle dans trente minutes. J'ai encore le temps.
Partout autour de moi, c'est l'effervescence. J'ai toujours trouvé que les aéroports étaient des temples modernes où se jouaient des néo-tragédies grecques.
Un couple s'enlace passionnément. Elle verse des larmes pour son homme qui part en déplacement. Conneries. Hier encore, ils devaient se pouiller pour des futilités : des chaussettes qui traînent, un steak trop cuit, la belle-doche qui s'invite dimanche à déjeuner... Aujourd'hui, ils donnent l'impression qu'un des deux part à l'abattoir. Commedia dell'arte.
Juste à côté, un homme en costard cravate donne des consignes au téléphone. Il est hors de question qu'on prenne des décisions sur ce dossier brûlant sans le consulter. Il parle fort, veut se donner de l'importance, alors qu'à la casbah, c'est bobonne qui porte le pantalon. Pour compenser, il se défoule au boulot. C'est dingue le nombre de chefaillons pour lesquels le job est un exutoire à leur vie de mâle castré. Drame en trois actes.
Un peu plus loin, des jeunes sont accoudés au comptoir du bar. Excités par leur voyage à venir, ils imaginent leur périple autour d'une bière. Périple qui ne se limitera qu'à la tournée des nombreux pubs du pays. Farce.
Ici, tout sonne faux. Sauf moi. Et mes intentions. Je relève le col de ma vieille parka et me laisse porter par l'escalator. À l'étage supérieur, j'aperçois la salle d'embarquement. Debout, les jambes écartées et les mains dans le dos, je scrute à travers la grande paroi vitrée. Je la repère. Elle est là, rayonnante. Le bonheur irradie de tous les pores de sa peau. Ça fait des années que je ne la connais plus si heureuse.
Mais qu'est-ce que j'y pouvais ?

Il a suffi de quelques secondes pour que notre vie bascule, pour qu'elle se mette à me détester, à ne me manifester que du mépris. Les secondes pendant lesquelles il m'a lâché la main. Un chauffard a fauché notre fils sous mes yeux. Depuis, elle ne cesse de me rejeter. Je suis un pestiféré, proscrit de sa vie. Je la dégoûte.
Seulement, moi aussi je souffre. Mais elle ne le voit pas, ne veut pas le voir.

La voix d'une hôtesse dans les haut-parleurs indique que l'heure de l'embarquement est arrivée. Je la regarde rejoindre la foule qui se presse, puis elle disparaît par la porte au bras de ce bellâtre.

Quelle belle idée j'ai eue là. L'inciter à consulter un psychiatre pour remonter la pente. Ça, elle l'a remontée. Le docteur Jolicœur avait dû sortir le grand jeu. Quelques séances ont suffi pour la faire passer de son divan à son plumard.
Et moi, roi des cons, je n'ai pas compris. Pourtant, très vite j'ai constaté qu'elle souriait davantage. Je l'avais même surprise en train de chantonner. Je mettais ça sur les effets bénéfiques de la thérapie.
Puis il y a eu cette putain de journée. J'avais quitté le boulot un peu plus tôt. Je voulais lui faire une surprise, aller la chercher à la sortie de sa séance hebdomadaire. La surprise, c'est moi qui l'aie eue. Madame jouait Holiday on Ice en duo avec son médecin de l'âme. Niveau patins, c'était enchaînements de triples boucles piquées, accolades et fentes cambrées.
Je n'avais rien dit, fait comme si je n'avais rien vu. Juste fait demi-tour sans me faire remarquer. Pour ne pas gêner.

L'avion va bientôt décoller. Plus qu'une poignée de minutes. Les réacteurs de l'appareil vrombissent déjà. À l'intérieur, je l'imagine lovée contre son amant. Sur le tarmac, le personnel s'agite. Le zinc déplace son immense carcasse et se rend en bout de piste. Son envol est imminent.
J'effleure mon crâne où les cheveux sont taillés à la coupe réglementaire. Vieux réflexe. Puis, je fourre mes mains dans les poches. Mes doigts entrent en contact avec un morceau de papier. Entraîné dans les divagations de mes pensées, j'allais oublier. Je sors ce Post-it sur lequel j'ai méticuleusement écrit ce matin « Rappeler le 06... de toute urgence » et me rends dans une boutique où de nombreux touristes s'amassent pour acheter, à la dernière minute, des souvenirs « Made in China » de leur passage en France.
Je profite d'un moment d'inattention du vendeur pour poser la note à côté de la caisse enregistreuse avant de regagner discrètement mon lieu d'observation.
Le pilote vient de mettre les gaz. L'avion fonce maintenant à plus de 250 km/h sur la piste. Il redresse le nez. Les roues s'éloignent du sol. Ce n'est qu'à cet instant que je réalise qu'elle est partie. Définitivement. Elle me quitte pour refaire sa vie.
Bien entendu, je m'en doutais. Ou plutôt je le savais sans le savoir. Il y avait longtemps qu'elle ne m'appelait plus au boulot. Et hier, alors que j'étais en réunion, elle a laissé ce message à ma secrétaire. Je n'ai pas rappelé. Sûrement la peur d'entendre ce que je n'avais pas envie d'entendre.
Quand je suis rentré, elle était sous la douche. J'ai saisi cette occasion pour fouiller dans son sac. La peur au ventre, tant par ce que j'appréhendais d'y trouver que par le fait de me faire surprendre, comme un écolier. C'est en tombant sur la pochette des billets d'avion que j'ai compris qu'elle préparait sa fuite.
Il me restait peu de temps pour agir. La date du départ était pour le lendemain. J'ai pris son téléphone et fait ce qui me semblait nécessaire. Maintenant, il est trop tard pour reculer.

Je sens bien que je suis nerveux. Dans la poche de ma parka, ma main comprime tellement le trousseau de clés que mes doigts sont tout ankylosés. Je me retourne et observe le vendeur de la boutique. Il vient d'apercevoir le Post-it. Il regarde autour de lui, certainement pour savoir qui a bien pu laisser ce mot. Allez ! Vas-y.
Enfin, il décroche le téléphone et compose le numéro inscrit sur le papier.

Je regarde de nouveau dehors. L'avion est déjà à une belle hauteur. En une fraction de seconde, il se transforme en une immense boule de feu et se désintègre. Des morceaux de l'appareil volent et sont projetés sur des centaines de mètres. Mon passage dans l'armée au sein d'une unité spécialisée dans la manipulation des explosifs a montré son utilité.

Enfin je respire. Je me sens mieux. Libre et serein.
Tout en quittant l'aéroport, je chantonne un vieux tube des années 80 : « Fallait pas m'quitter tu vois, il est beau le résultat, je fais rien que des bêtises, des bêtises... quand t'es pas là. »

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