Dépression hivernale

Tout histoire commence un jour, quelque part... Mais se termine t’elle jamais vraiment ? J’ai parfois l’impression que les miennes n’ont ni début, ni fin. Ce sont tout au plus de courts événements à peine racontables.

Notre histoire commence le 2 janvier 2018 à Saint Germain des Prés. Il paraît qu’elle finit le 24 août de la même année, à Belleville. Mais j’ai du mal à y croire.
La première fois que nos regards se sont croisés, se fut furtif et timide, comme la fois d’après et la fois encore d’après. La quatrième fois fût la bonne. Je lui avais fait un sourire voilé de sommeil et il a dû prendre ça pour un signe car il s’est approché de moi.

Cette année, mon chargé de Travaux Dirigés en Biologie m’a fait de l’effet. Il a des cheveux soyeux (du moins ils en ont drôlement l’air), des yeux de braise, et une voix de velours. Mais il est minuscule. Je ne pouvais pas supporter d’être près de lui. A chaque fois qu’il venait vérifier l’avancée de mon travail par-dessus mon épaule, inconsciemment je me tendais, retenais ma respiration et affectais l’âpreté pour ne pas laisser transparaître une once d’attirance. Cela dit, les jours où il n’était pas en charge du TD, cela devenait très vite ennuyant. Mais d’une certaine façon j’étais soulagée de ne pas avoir à cacher quoi que ce soit. Moi qui n’ai jamais eu de coup de cœur pour un prof, il a fallu que ça tombe lors de ma dernière année d’étude ! En soit, le statut d’un chargé de TD n’est pas tout à fait celui d’un prof, mais quand même.
Après 4 mois de lundis matin tendus, il est venu surveiller l’examen final et j’ai été obligé d’enlever mes lunettes et de rester le nez collé à ma feuille pour ne pas me laisser déconcentrer. Même en rendant ma copie en sortant, je n’ai pas osé lui jeter un regard de peur de rester scotchée sur place. Le dernier regard qu’on s’est échangé avait laissé son empreinte dans ma mémoire, il m’a ébloui. C’était lors du dernier TD, et je sortais de la salle. Assis une fesse sur un son bureau (il est assez grand pour cela), il m’a lancé un regard d’en dessous des cils, accompagné d’une moitié de sourire à la Laurent Delahousse (en faisant légèrement flotter ses cheveux). Le « au revoir » triomphant que j’avais préparé s’est égaré en chemin et m’a à moitié étranglée, je suis sortie sans un mot.
Ce n’est qu’au début de l’été que je l’ai revu. J’avais plus ou moins passé mon temps à espérer le croiser fortuitement dans le métro, au marché ou même dans un parc. Je l’ai finalement aperçu au bout du canapé d’un de mes amis, l’air triste du mec qui a l’alcool mauvais. Cette soirée qui me paraissait déjà improbable aux vues du peu de personnes que j’y connaissais, de la hauteur de plafond de l’appartement et de la décadence de certains de ces invités, s’est avérée d’autant plus intéressante.
Faignant l’innocence, je me suis servi un verre sur la table basse devant le canapé et suis allée m’asseoir à l’autre bout, sachant très bien qu’il n’avait pas pu me rater, sauf s’il dormait.
- Dis donc, t’es pas belle toi ? sa voix comme un grognement ;
- ... Non, fis-je, tout à coup refroidie par la rudesse de ses paroles ;
- Je te dis les choses comme je les vois ;
- Qui te dit que ce que tu vois m’intéresse ?
- Alors j’invoque la liberté d’expression ;
- Belle excuse à la grossièreté ;
- Quel autre moyen d’attirer ta noble attention ?
- Que la grossièreté ?
- Que l’interpellation inopportune ?
- Même dans les rues de Pigalle, certains ont plus d’imagination ;
- Ouch ! Suis-je tombé si bas ?
- Disons que la seule excuse acceptable serait un trop plein d’alcool monté au cerveau, mais vu qu’il n’est que 22 heures... ça resterait tout aussi pitoyable ;
- En attendant t’es toujours là.
- Ce canapé est confortable, ne t’en va pas croire que c’est cette conversation m’a retenue jusqu’ici, dis-je enfin en me levant.
Quelques minutes plus tard, j’étais sur la piste de danse, échauffée par le faux espoir sorti de cette rencontre, je voulais tout de même passer du bon temps. Je l’ai vu se lever lourdement, marcher droit vers moi, plongeant ses yeux dans les miens. J’ai plus compris ses excuses que je ne les ai entendues, mais je lui avais déjà pardonné.
Quelques semaines plus tard, nous marchions main dans la main, le soleil dans le dos, quai des Célestins. Discutaillant du nombre croissant de végétariens et de leur impact sur le monde, nous refaisions le monde, étant d’accord sur tout mais jamais sans un « oui, mais... ».

J’ai mis du temps à percuter lorsqu’il m’a parlé de son contrat à l’étranger. Pour lui c’était acté, il n’y avait rien à dire. C’était la fin. Pour moi, c’était plus compliqué. C’est toujours plus compliqué pour ceux qui restent, rien est laissé derrière soi, on ne peut que se souvenir. Ceux qui partent ont au moins le luxe du dépaysement. Celui grâce auquel on a d’autres soucis que la fille que l’on a laissée derrière soi.

Tout ça pour ça. En un rien de temps, ces bonds cardiaques, ces contractions d’estomac, ces frissons à fleur de peau, ces soupirs retenus, ces plaisants engourdissements et cet incontrôlable feu aux joues ne faisaient plus partie intégrante de mon quotidien