Départementale 166

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Die Reisen bilden die Jugend.
Wer bildet die Alten ?
(Proverbe bavarois)

Les voyages forment la jeunesse.
Qui forme les vieux ?

Je m'appelle Fenêtre. Jean Fenêtre. C'est un nom prédestiné, surement, puisque je passe mon temps à regarder par la fenêtre de mon salon. Regarder, quoi ? je vous le demande. Il ne passe plus personne depuis longtemps sur la route qui longe ma maison. Je m'appelle Jean Fenêtre et je suis un retraité qui s'ennuie. Je suis un ancien garagiste, spécialiste des voitures Renault. Celles d'il y a vingt ans. Les Safrane, les R19, les GT, les Turbo. Ça vous rappelle quelque chose ? C'était ma vie. Maintenant, ma vie c'est entre la télé et la fenêtre.
J'habite sur une ancienne route départementale, déserte depuis la création de la déviation de Rupt sur Moselle. Alors quand quelqu'un emprunte la route 166, c'est un petit événement. Il n'y a pas beaucoup d'événements dans ma vie. Personne ne vient me voir, personne n'emprunte la route devant ma maison. C'est comme ça toute la journée.
Et un soir, on a frappé à ma porte.
C'était un jeune homme, avec un blouson de jean et un foulard rouge sur la tête. Il avait un casque à la main.
— Bonsoir monsieur, il a dit. J'ai vu votre enseigne. Vous êtes garagiste ? J'ai un ennui de démarrage sur ma mobylette.
— Je suis à la retraite, j'ai répondu. Il n'y a plus de garage ici depuis longtemps.
— Ah ? il a dit. Je n'arrive pas à redémarrer. Vous pourriez peut-être regarder, s'il vous plait ? Elle est juste là.
Ça ne m'amusait pas de faire de la mécanique. Mais qu'est-ce qui m'amusait maintenant ? C'est ce que je me suis dit.
— OK, j'ai dit. Montrez-moi ça.
Je l'ai suivi. Il avait garé sa mobylette le long du mur. Je m'attendais à un vieux tas, quelque chose avec de la rouille sur la peinture bleue traditionnelle. Je m'attendais au pire, mais pas à ce que j'avais sous les yeux.
C'était une mobylette de chez Motobécane, customisée comme je n'en avais jamais vu. Des chromes un peu partout, un rouge flamboyant sur les carters latéraux. Le bleu avait été remplacé par un vert fluo. La selle venait d'un autre véhicule, probablement une petite moto. Derrière, il y avait une remorque aux mêmes couleurs que la mobylette. Je hochais la tête.
Le jeune homme me dit :
— C'est une MBK de 1987. Un peu trafiquée, c'est vrai. Il souriait. Démarrage par kick, frein tambour, allumage électronique. Variateur d'origine. Couronne de cinquante-deux dents au lieu de soixante pour la démultiplication. Compte-tour à cent-cinquante que je bloque dans les lignes droites, même avec la remorque.
Ça ne me parlait pas plus que ça, moi mon domaine, c'est les Renault. Pourtant j'ai eu le nez creux tout de suite. Il m'avait parlé de démarrage. Je regardais l'embrayage Dimoby et trouvais un câble déconnecté.
— C'est ça, j'ai dit. Il suffit d'une pince.
Je suis allé chercher mes outils et j'ai reconnecté son embrayage. À la première pression, la mobylette a redémarré. Il était comme deux ronds de flanc. Je l'avais dépanné en dix minutes, montre en main ! Pas mort, le vieux, apparemment.
La nuit commençait à s'installer. Je lui ai proposé de dormir chez moi. À la bonne franquette, j'ai ajouté. Il a dit oui.

Pendant le repas, il m'a raconté une partie de son histoire. Son truc, c'était de parcourir les routes 66 avec sa mobylette. Il commençait par la France. Avec la route 66 de Remiremont à Bale. Après, il comptait aller en Belgique, puis en Estonie, où il y avait d'autres Routes Nationales 66, parait-il. Et un jour, la 66e aux États-Unis, mais là il fallait un peu d'argent pour le voyage.
En attendant, c'était celle de Remiremont à Bale en passant par Mulhouse. En passant aussi par Rupt sur Moselle.
— Mais ici c'est une départementale, j'ai dit.
— Oui, il a répondu. Maintenant. Mais avant la déviation de 2007, c'était la Nationale 66.
Il connaissait le trajet par cœur.
Malmerspack, deux-cent-vingt-sixième kilomètre. Mulhouse, deux-cent-cinquante-cinquième kilomètre. Il était capable de me citer chaque étape de ce voyage. Un vrai fou.
Il avait gardé son blouson de jeans et son bandeau rouge. Il me dit avoir dix-huit ans, mais je lui donnais à peine seize.
Son voyage était parfaitement organisé. Il connaissait chaque millimètre de route jusqu'à Bale.
Il comptait sur la gentillesse des gens pour l'hébergement, voire le couvert.
— Et dans votre remorque, j'ai demandé. Une tente ?
— Non, il a dit. Ma guitare, des livres pour la prochaine route 66, celle de Belgique, du matériel de peinture et un carton pour les feuilles.
Un vrai illuminé, je vous dis.
Je trouvais ça sympa qu'un jeune puisse encore avoir un rêve fou et à portée de la main. Pour tout dire, je l'enviais même un peu.
— Et après ? j'ai demandé.
— Après ? Il a rit. Après, il y aura la Belgique, l'Estonie et les États-Unis. Et puis d'autres. Il y aura toujours une route 66 sur laquelle rouler. J'ai de quoi voir venir. Je m'inquiète pas.
Moi non plus je ne m'inquiétais pas pour lui. Si j'y avais pensé, je me serais plus inquiété pour moi, à la limite !
— Voulez-vous que je vous joue un morceau de guitare, pour vous remercier ?
J'ai dit oui. Il a été chercher sa guitare. C'était un Dobro tout en métal. Il a joué des blues avec sa voix éraillée. Des blues de la route et de la solitude. Ça lui allait bien. Après, on est allé se coucher.
Le lendemain, il est parti tôt. La mobylette a démarré au quart de tour. J'étais fier, quand même. Il m'a fait un signe de la main et a disparu. Il avait toujours son blouson de jeans et son bandeau rouge. Je ne connaissais même pas son prénom.

Il y a eu un instant de flottement après son départ. Un moment de grand silence après la pétarade de la MBK. J'ai regardé la route dans les deux sens. Il n'y avait plus personne. Et je pense qu'il y avait peu de chance que quiconque revienne jamais frapper à ma porte de la sorte. J'ai soupiré.
Je suis allé dans le garage. C'est là que je conservais ma propre voiture. J'ai enlevé la toile qui la recouvrait. Une Laguna verte coupée, modèle Consulaire. Deux litres et demi. Diesel, boite automatique cinq rapports, toit ouvrant. Et tous les gadgets électroniques. Un vrai bijou.
Je la regardais en réfléchissant. Si un gamin a un rêve fou qui lui permet d'avaler le bitume sur les routes 66 du monde, pourquoi pas moi ? Il y avait à peine de poussière. Il faudrait refaire les niveaux, préparer quelques affaires, chercher les itinéraires, mais pour Mulhouse et Bale, c'est tout droit. Le plus dur serait d'apprendre à peindre et à jouer de la guitare. Mais désormais, j'aurais le temps... Je contrôlais la pression des pneus.

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