Démence héréditaire

« Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ? Peut-être les deux.

Et pourtant j'en suis là.
À me dire que demain ne sera pas pareil. Que ma vie ne sera pas la même.
J'en suis là, à me dire qu'aujourd'hui ça ne va pas mais que bientôt ça ira mieux.
Chaque jour passe et semble être sans lendemain, un lendemain aussi plat et terne que les saisons qui chantent et se ressemblent, sans laisser plus de trace que l'écume s'écrasant régulièrement sur une plage de sable blanc.

Je rêve éveillée, sans discontinuer, que je suis loin, loin de tout ça, de moi, de ma vie sans variations. Mon âme d'artiste me torture, mes émotions se chevauchent, et le matin n'est que la suite d'une nuit sans fin, qui ne cesse de projeter son ombre glaçante et destructrice sous mes yeux qui ressemblent aux globules vitreux des corps sans vie cascadant dans mon esprit.
Un sentiment dont j'ignore la provenance me ronge. Je rêve, souvent.

Enfermée dans cette chambre aux murs qui n'allaient plus tarder à s'effondrer, recroquevillée sur moi-même sourde au monde qui m'entourait. Depuis longtemps mes paupières étaient closes sur la réalité.
Le cauchemar avait pris le pas, constant, déguisé sous la forme d'un déni qui n'avait plus de sens ni de vie.
Comment gérer tout cela ? Comment me prendre dans mes bras ?

Je faisais les cent pas en attendant de pouvoir tracer la voie qui m'étais destinée, la peur telle un boulet à mes pieds m'empêchant d'y accéder. Je croyais avancer mais je ne faisais que tourner en rond. Je laissais derrière moi des gens, des parcelles de souvenirs gâchés, et une amertume qui ressortait aux pires moments.

Amère d'être heureuse. Amère d'être aimée.

Je le savais mais je ne pouvais pas lutter, à l'instant où je me prévenais moi-même de la personne odieuse que je semblais être, j'oubliais et je recommençais. Je ne pouvais pas m'empêcher d'être mauvaise.

Dormir me semblait être similaire à mourir, et chaque réveil un mauvais rêve dont je sortirais bientôt. C'est comme une maison de poupée, on croit vivre notre propre vie, jusqu'à ce que les spectateurs prennent le dessus et nous fassent faire ce qu'ils désirent.

J’étais aveugle, d’amour, d’espoir, j’étais l’instigatrice de ce monde en noir que je ne cessais de voir, de jour comme de nuit, par grand soleil ou temps de pluie.

Je m’étais perdue dans ma vie, et tel un fauve j’attendais qu’une main se tende pour la happer et la broyer. Avec le temps, les larmes sont venues, et l’on parvenait à me caresser du bout des doigts.

Tout se mélangeait. Un matin, comme tous les autres, je suis descendue de ma chambre se trouvant à l’étage. Je croyais être seule dans la maison, ce qui arrivait souvent. Mais soudain, en entrant dans le salon, j’y trouvais mon frère, mon grand petit frère, pourtant fort comme un bœuf, ligoté à l’une des chaises de la salle à manger.

Un homme, qui portait son identité, inconnue de moi, comme un masque, pointait une arme sur lui. Paniquée, je n’ai pas su quoi faire, et suis partie chercher un couteau dans la cuisine. L’homme en noir a alors tiré sur l’un de mes chats, puis un autre, et encore un autre.

Je ne sais pas ce qu’il s’est passé dans ma tête à cet instant, je n’entendais plus les ordres que me hurlait cet étranger que je détestais déjà profondément.
Courant dans le garage, attrapant mes chats blessés, peut-être déjà morts, je les mis dans leurs boîtes de transport, n’ayant pour idée que de les emmener le plus rapidement chez le vétérinaire. Esquivant je ne sais comment, je parvins à atteindre ma voiture garée dans le jardin, près de la piscine.

Alors que j’allais ouvrir mon coffre, l’acolyte féminine de notre agresseur arriva, courant pour me retenir. Au plus vite, je mis mes chats dans le coffre, et alors que j’allais atteindre la portière du conducteur et m’enfuir, elle se jeta sur moi.
Je la poussais, de toutes mes forces, l’envoyant par mégarde et par chance valser dans la piscine.
Furieuse, elle en sortit, promettant de me tuer, mais aussitôt qu’elle fut sur pieds et s’approcha de nouveau, je pris sa tête et l’explosais deux, peut-être trois fois, contre le feu arrière gauche du véhicule, avant de la pousser de nouveau dans l’eau. Enfin, je parvins à monter dans ma voiture.

Milles pensées se bousculaient dans ma tête. Devais-je tenter de sauver mon frère, au risque de le faire tuer et de mourir aussi ? Que nous voulaient ces gens ? Est-ce que la fuite était préférable, et tandis que je conduirais mes chats chez le vétérinaire, j’appellerais la police pour qu’ils aillent sauver mon frère ? Non, comment pouvais-je ne serait- ce que penser à abandonner ce dernier ?

Mon cœur battait la chamade dans ma poitrine, remontait dans ma gorge, m’étouffait, je ne savais pas quoi faire, et une peur viscérale me pris aux tripes à l’idée d’abandonner mon frère que j’aimais tant. L’angoisse montait, montait encore, et soudain !

Je me réveillais en sursaut dans mon lit, pas encore tout à fait réveillée, en proie à la panique, ne parvenant plus à respirer, assommée par les battements de mon cœur qui résonnaient dans mes oreilles.
Je m’agrippais aux draps, croyant que tout était fini, que mon frère était encore en danger, ou mort, et je pleurais en tremblant et suffoquant.
Près d’une demi-heure après, je n’avais encore aucune idée d’où je me trouvais. Avais-je ouvert les yeux dans mon rêve, et le cauchemar continuait ? Étais-ce la bonne réalité ?

J’étais terrifiée à l’idée de descendre, et de revivre la même scène que le début de mon cauchemar. Le réveil indiquait 7 h 30. Fermant les yeux pour tenter me calmer, lorsque je les rouvrais, dans un état second, il était 8 h 30. Je n’avais plus la notion du temps. Tout était flou et incertain. Tout était si dément et si violent, mon Dieu.
Je suis peut-être malade. »

[En vous racontant tout cela aujourd’hui, je ne sais pas vraiment ce que j’espère.
Fasciné, je ne pouvais m’empêcher de lire ce carnet en me disant que, même s’il ne m’était pas destiné, il tombait à point nommé. Frissonnant, je l’ai souvent brusquement refermé au cours de ma lecture, troublé par ces mots hérétiques et qui pourtant soulevaient en moi des constats douloureux.
Je ne pensais pas que les terreurs nocturnes étaient héréditaires, et pourtant j’avais devant moi la preuve que mon arrière-arrière grand maman en était victime elle aussi.

À l’époque où j’ai fait cette découverte, je n’étais qu’un spectre, l’ombre de moi-même.
Que le soleil fut à son zénith ou la lune à son apogée, pour moi rien ne changeait. J’ai cru longtemps que j’étais devenu fou, que cette voix dans ma tête prenait possession de mon esprit et vivait à travers moi, me laissant en arrière-plan.
Cependant, ces crises que je ne saurais nommer n’étaient que périodiques et passagères, me laissant derrière elles tel un galet poli par la mer et le sel. Des jours, des semaines étaient passées ainsi, des mois ou des années pour moi, et chaque fois j’en ressortais ébahi, percevant différemment le monde qui m’entourait.

Quel était donc ce tour que me jouait mon esprit ? Après tout ce temps à ne pas savoir si je dormais ou non, du jour au lendemain mes yeux se fermaient, et la toile que m’offrait mes paupières closes se révélait vide, noire et paisible.] 

Posant son stylo, Joshua passa sa grande main fébrile sur son visage, se frottant les yeux.
Il avait à son tour commencé à rédiger, inspiré par le carnet qu’il avait découvert dans le grenier de la maison familiale à la mort de ses parents.

Sa crise était passée, il en était soulagé. Il songea au bonheur certain qu’il aurait à retrouver son lit cette fois, et le sommeil profond qui l’attendait.
Ce qu’il ne savait pas, c’est que cette crise était la dernière. Épuisé, lorsqu’il irait se coucher ce soir-là, un éternel sommeil l’envahira de son étreinte glacée.
Désormais, ses yeux seront clos pour toujours, et plus jamais il n’aurait à se demander d’où l’obscurité qui l’entourait provenait.
Le rideau sur la scène était tombé.