Déjà libre

-Maître ? Vous plaisantez ? Vous pouvez me cogner, comme l'ont fait tous les autres, mais je ne vous appellerai pas maître.

Le vieil homme a fixé ses yeux sur moi.

-Te cogner ? Je ne ferais jamais une chose pareille.

On était seuls dans cette cellule, lui et moi. Je ne savais pas si je pouvais lui faire confiance, mais j'avais compris par les actions des créatures précédentes que je me trouvais dans une sorte de purgatoire.

L'endroit, pas mal et pas bon, était parfaitement moyen. La cage était petite mais pas trop. Pas d'odeur de soufre, mais pas de bon éclairage non plus. Je portais les vêtements les plus simples imaginables. J'étais assis sur une chaise recouverte d'un coussin blanc moelleux. Avec un peu d'effort, à quelques mètres devant ma cage, je pouvais voir la cage vide où une fille avait été récemment libérée. Il n'y avait aucun doute dans mon esprit que quelqu'un d'autre occuperait sa place bientôt.

Je savais où la sortie se trouvait, mais la porte était verrouillée et des vilaines créatures erraient périodiquement dans les couloirs. Je me souvenais de faits très simples me concernant ; à savoir mon prénom, le prénom de mes parents et l'âge de mon décès. Je ne pouvais pas me souvenir de ma personnalité. Avais-je des loisirs ? Qu'est-ce que j'ai étudié ? Quel était mon métier ?
J'avais perdu la notion du temps et je ne savais même pas quand je l'avais perdue.

Encore une fois, il me regardait fixement.

- Est-ce que je peux savoir pourquoi tu ne veux pas m'appeler maître ?

- Parce qu'il n'y a qu'un seul maître.

Silence. La colère se lisait sur le visage du vieil homme. Je ne sais pas comment j'ai conservé la connaissance de ce dont je parlais avec tant de conviction, mais il était clair que la connaissance était détestée même dans l'au-delà.

Je l'ai vu quitter la cellule sombre à pas lents et lourds, et j'ai respiré profondément. Pendant les secondes de silence qui suivirent, j'ai pu me rappeler d'un court morceau de ma vie terrestre.

Printemps. J'avais treize ans et j'envisageais avoir visité un somptueux jardin avec ma famille. Ils prenaient des photos devant une énorme cascade qui servait d'entrée au jardin. Ainsi j'ai saisi la chance d'explorer par moi-même. J'ai toujours été un enfant indépendant et mes parents faisaient confiance à mon instinct de navigation.

Je me souviens avoir fredonné une mélodie en explorant un chemin magnifique rempli d'orchidées qui menait à un château abandonné d'architecture gothique tardive. Un tas d'autres touristes pique-niquaient à proximité. J'ai essayé de voir un peu plus de détails, mais le déjà-vu s'est arrêté là.
Je me suis transporté au moment présent où l'aboiement fort d'un chien résonnait dans les couloirs. Je ne pouvais pas empêcher mon corps de trembler.

Le vieil homme est revenu avec un puissant Kangal à fourrure grise, la laisse à la main.
Dès qu'il entra, le chien a commencé à m'aboyer violemment dessus. La salive dégoulinante de sa bouche touchait le sol froid. J'avais peur mais j'étais surtout fatigué de cette torture.

Je me suis adressé au vieil homme :
-Vous avez dit que vous ne me feriez pas de mal ?
-En effet, - répondit-il.
Je suis resté immobile, rassemblant tout mon courage pour parler sans briser ma voix.
-Vous savez que je ne peux pas mourir une seconde fois, n'est-ce pas ?
-Oui, mais tu peux toujours ressentir la douleur.

Quel sadique.

-Tu sais pourquoi tu es ici ? – continua-t-il. –Les personnes sans péché ne viennent pas ici, après tout. Mais il y a forcément une raison pour laquelle tu te trouves piégé ici. Et malheureusement, tu prolonges ton séjour.

Je n'ai pas hésité à lui répliquer.

-Oh pas du tout, je suis déjà libre en ne m'inclinant pas devant vous.
-Ainsi soit-il, dit-t-il, en libérant le chien qui, sans perdre de temps, visa mon visage, la gueule ouverte.

Je ferme les yeux par instinct, mais je les garde fermés plus longtemps que d'habitude. Lorsque je les rouvre, je me retrouve seul dans la pièce. Mystérieusement, la porte est grande ouverte et une brise fraîche remplit la cellule.

« Ça y est ? Je suis pardonné ? Ou est-ce une pause pour donner lieu au prochain cycle de torture ? »

Je sens un poids léger sur le dessus de ma tête. Je me mets à sourire. Je penche légèrement la tête de sorte que l'objet tombe dans ma main droite. Il s'agit d'une fleur. C'est une fleur tropicale très rose, si brillante et pleine de vie.

Je me lève doucement en regardant cette orchidée et je ne peux pas contenir mon rire.

« Je te remercie du fond du cœur, Maitre. »