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Les deux vitrines de la librairie sont, chacune, embellies par son visage souriant. Son nom s'étale en grand et chapeaute le titre de son livre. Les gens attendant de pouvoir faire dédicacer leur bouquin sont si nombreux qu'ils débordent sur le trottoir.
Je passais, par hasard, dans cette rue que je n'emprunte pas souvent et ses yeux immenses m'ont attrapé et ne m'ont plus lâché. Ce qui explique ma présence dans le bar en face, un troisième café posé devant moi et un torticolis qui s'installe à force de garder la tête tournée vers la librairie.
Le premier coup de semonce qui a fissuré le mur d'oubli dont j'avais entouré son souvenir date d'il y a à peu près un mois lorsque, dans une célèbre émission littéraire, je l'ai vue donner la réplique à l'animateur sur la parution de son ouvrage. Elle était apparemment devenue la coqueluche du milieu littéraire. Premier livre, carton plein. Les ventes s'additionnaient, les émissions se succédaient et, mécaniquement, les séances de dédicace s'enchaînaient. Ne manquait plus que le 20 heures de TF1 et encore, ne regardant la télé qu'épisodiquement, si ça se trouve, elle l'avait déjà fait. Augmentant le buzz, qui faisait monter les ventes, qui alimentait le buzz. Rien de tel qu'un premier livre dont les rééditions s'empilent comme autant d'hommages sonnants et trébuchants pour squatter les conversations, les plateaux télé et les hebdos d'informations. Et là, je ne parle pas du Net, où la moindre de ses interventions suscitait les vues comme seule la résurrection de Lady D. aurait pu le faire.
Jusqu'à présent, j'avais résisté à l'envie pourtant irrépressible de l'acheter...
À une époque, j'ai partagé sa vie. Comme on partage un cadeau que l'existence vous offre. J'ai partagé ses jours, ses nuits, ses rires, ses joies, ses larmes, ses peurs. Il n'y a que notre séparation, au bout de six ou sept ans (je ne peux pas être plus précis, ça me forcerait à y réfléchir et c'est la dernière chose dont j'ai envie) que je n'ai pas partagée. J'ai tout pris pour moi. En plein cœur.
Elle m'a dit qu'elle m'aimait toujours mais que désormais, elle le ferait de loin et avec quelqu'un d'autre. Ce n'était pas de la cruauté. Juste une évidence. Enfin je crois. J'ai longtemps voulu y croire. Mais au passage, ça a creusé un vide qui, les premiers temps, m'attirait comme un gouffre attire un être sujet au vertige puis, petit à petit, les années passant, je réussissais à passer à côté, en détournant le regard, de peur d'y tomber. Mais il était toujours là, ce dernier mois m'en assurait – si jamais il me serait venu à l'idée d'en douter.
Quatrième café. J'espère pour mon cou qu'il me reste de cette pommade décontractante.
Bref... Je n'ai pas acheté son livre parce qu'il me fout une trouille bleue, son foutu bouquin. Elle explique sur tous les tons et à longueur d'articles dans les revues littéraires que c'est un livre de vie. De sa vie. Et que, comme elle collectionne des traits et des particularités communs à 99% de la population, les gens ont été touchés par ce qu'elle raconte. En femme née au XXe siècle. En Europe. Des parents aimants. Ni riche, ni pauvre. Des études, mais pas de supérieur. Un métier au service des autres. Un salaire médian. Un enfant. Des amours. Des amis. Et puis tout à coup à la mi-quarantaine bien sonnée, l'envie de raconter tout ça. Avec ses mots à elle. Avec une écriture introspective mais pas égotiste. Une générosité et un humour au bout du clavier dans lesquels des centaines de milliers de gens s'étaient reconnus.
Ça fait dix ans qu'elle est partie. Je devrais pouvoir lire ce truc, non ? Pas le faire dédicacer. Juste l'acheter. Et le lire. J'ai une compagne depuis trois ans. Je crois que je l'aime et on a une harmonie de couple que je souhaite à tout le monde.
Il m'a suffi de la voir, elle, à la télé et de tomber sur ces affiches en devanture de la librairie, de la savoir là, à environ quarante mètres de moi pour reconsidérer l'abîme dont je vous parle plus haut. À en avoir à nouveau le vertige. Autant pour l'harmonie. Merde...
C'est pour ça que j'ai la trouille de ce maudit livre. J'ai peur de ne pas y figurer. Et en même temps, je tremble d'y être. Si j'en suis absent, ça confirmera les années lumières séparant ce que j'éprouvais pour elle de ce qu'elle ressentait pour moi. Et si j'en fais partie, quelle partie ? Une partie humiliante ? Gênante ? Superfétatoire ? Anecdotique ?
Troisième bière. La librairie ne désemplit pas.
Je n'en reviens pas de ma faiblesse. Ou plutôt de mon faible. Pour elle. Un faible qui, jadis, me rendait si fort. Un sentiment qui me faisait la regarder dormir. Qui me faisait sentir au beau milieu de la journée le grain de sa peau sur la mienne, alors qu'elle bossait à l'autre bout de la ville. Qui me faisait trouver que le bleu lui allait si bien. Ainsi que le vert, le jaune, le rouge, le mauve et toutes les autres couleurs de ce putain d'univers. Après, il n'y a plus eu que le gris.
Quatrième bière. Dans un autre bar. À côté d'une autre librairie.
Le livre est posé sur la table. Devant moi.
« Une vie et toutes les autres vies ».
C'est son titre. Me fait penser à Emmanuel Carrère. Ou à Michel Audiard, avec son chef-d'œuvre. J'espère qu'elle a tout donné, parce que la comparaison est rude. J'ai ouvert son livre en tremblant un peu (le mélange bière et café stretto ne pardonne pas) et posé les yeux sur le premier paragraphe.
« En le quittant, je savais que je quittais ce monde. Il m'en fallait un autre. Parfois, l'amour dévore de l'intérieur, je suis partie avant de n'être plus qu'une coquille vide. Ou si pleine de lui que le résultat revenait au même. J'espère qu'il pense encore à moi. Et qu'il m'a oubliée... »
J'ai refermé son bouquin.
Pas prêt de se combler, mon abîme. Pas dans cette vie.
Fin alternative
Je me lève après avoir laissé de quoi régler mes consos, plus un pourboire conséquent, et je sors dans la rue, mon livre sous le bras. La séance de dédicace est à cinq cents mètres. J'hésite encore. Mais au fond je sais que ma décision est déjà prise...
Ça fait longtemps que mon cœur n'a pas battu aussi fort. Elle a toujours eu cet effet-là sur moi.
Je passais, par hasard, dans cette rue que je n'emprunte pas souvent et ses yeux immenses m'ont attrapé et ne m'ont plus lâché. Ce qui explique ma présence dans le bar en face, un troisième café posé devant moi et un torticolis qui s'installe à force de garder la tête tournée vers la librairie.
Le premier coup de semonce qui a fissuré le mur d'oubli dont j'avais entouré son souvenir date d'il y a à peu près un mois lorsque, dans une célèbre émission littéraire, je l'ai vue donner la réplique à l'animateur sur la parution de son ouvrage. Elle était apparemment devenue la coqueluche du milieu littéraire. Premier livre, carton plein. Les ventes s'additionnaient, les émissions se succédaient et, mécaniquement, les séances de dédicace s'enchaînaient. Ne manquait plus que le 20 heures de TF1 et encore, ne regardant la télé qu'épisodiquement, si ça se trouve, elle l'avait déjà fait. Augmentant le buzz, qui faisait monter les ventes, qui alimentait le buzz. Rien de tel qu'un premier livre dont les rééditions s'empilent comme autant d'hommages sonnants et trébuchants pour squatter les conversations, les plateaux télé et les hebdos d'informations. Et là, je ne parle pas du Net, où la moindre de ses interventions suscitait les vues comme seule la résurrection de Lady D. aurait pu le faire.
Jusqu'à présent, j'avais résisté à l'envie pourtant irrépressible de l'acheter...
À une époque, j'ai partagé sa vie. Comme on partage un cadeau que l'existence vous offre. J'ai partagé ses jours, ses nuits, ses rires, ses joies, ses larmes, ses peurs. Il n'y a que notre séparation, au bout de six ou sept ans (je ne peux pas être plus précis, ça me forcerait à y réfléchir et c'est la dernière chose dont j'ai envie) que je n'ai pas partagée. J'ai tout pris pour moi. En plein cœur.
Elle m'a dit qu'elle m'aimait toujours mais que désormais, elle le ferait de loin et avec quelqu'un d'autre. Ce n'était pas de la cruauté. Juste une évidence. Enfin je crois. J'ai longtemps voulu y croire. Mais au passage, ça a creusé un vide qui, les premiers temps, m'attirait comme un gouffre attire un être sujet au vertige puis, petit à petit, les années passant, je réussissais à passer à côté, en détournant le regard, de peur d'y tomber. Mais il était toujours là, ce dernier mois m'en assurait – si jamais il me serait venu à l'idée d'en douter.
Quatrième café. J'espère pour mon cou qu'il me reste de cette pommade décontractante.
Bref... Je n'ai pas acheté son livre parce qu'il me fout une trouille bleue, son foutu bouquin. Elle explique sur tous les tons et à longueur d'articles dans les revues littéraires que c'est un livre de vie. De sa vie. Et que, comme elle collectionne des traits et des particularités communs à 99% de la population, les gens ont été touchés par ce qu'elle raconte. En femme née au XXe siècle. En Europe. Des parents aimants. Ni riche, ni pauvre. Des études, mais pas de supérieur. Un métier au service des autres. Un salaire médian. Un enfant. Des amours. Des amis. Et puis tout à coup à la mi-quarantaine bien sonnée, l'envie de raconter tout ça. Avec ses mots à elle. Avec une écriture introspective mais pas égotiste. Une générosité et un humour au bout du clavier dans lesquels des centaines de milliers de gens s'étaient reconnus.
Ça fait dix ans qu'elle est partie. Je devrais pouvoir lire ce truc, non ? Pas le faire dédicacer. Juste l'acheter. Et le lire. J'ai une compagne depuis trois ans. Je crois que je l'aime et on a une harmonie de couple que je souhaite à tout le monde.
Il m'a suffi de la voir, elle, à la télé et de tomber sur ces affiches en devanture de la librairie, de la savoir là, à environ quarante mètres de moi pour reconsidérer l'abîme dont je vous parle plus haut. À en avoir à nouveau le vertige. Autant pour l'harmonie. Merde...
C'est pour ça que j'ai la trouille de ce maudit livre. J'ai peur de ne pas y figurer. Et en même temps, je tremble d'y être. Si j'en suis absent, ça confirmera les années lumières séparant ce que j'éprouvais pour elle de ce qu'elle ressentait pour moi. Et si j'en fais partie, quelle partie ? Une partie humiliante ? Gênante ? Superfétatoire ? Anecdotique ?
Troisième bière. La librairie ne désemplit pas.
Je n'en reviens pas de ma faiblesse. Ou plutôt de mon faible. Pour elle. Un faible qui, jadis, me rendait si fort. Un sentiment qui me faisait la regarder dormir. Qui me faisait sentir au beau milieu de la journée le grain de sa peau sur la mienne, alors qu'elle bossait à l'autre bout de la ville. Qui me faisait trouver que le bleu lui allait si bien. Ainsi que le vert, le jaune, le rouge, le mauve et toutes les autres couleurs de ce putain d'univers. Après, il n'y a plus eu que le gris.
Quatrième bière. Dans un autre bar. À côté d'une autre librairie.
Le livre est posé sur la table. Devant moi.
« Une vie et toutes les autres vies ».
C'est son titre. Me fait penser à Emmanuel Carrère. Ou à Michel Audiard, avec son chef-d'œuvre. J'espère qu'elle a tout donné, parce que la comparaison est rude. J'ai ouvert son livre en tremblant un peu (le mélange bière et café stretto ne pardonne pas) et posé les yeux sur le premier paragraphe.
« En le quittant, je savais que je quittais ce monde. Il m'en fallait un autre. Parfois, l'amour dévore de l'intérieur, je suis partie avant de n'être plus qu'une coquille vide. Ou si pleine de lui que le résultat revenait au même. J'espère qu'il pense encore à moi. Et qu'il m'a oubliée... »
J'ai refermé son bouquin.
Pas prêt de se combler, mon abîme. Pas dans cette vie.
Fin alternative
Je me lève après avoir laissé de quoi régler mes consos, plus un pourboire conséquent, et je sors dans la rue, mon livre sous le bras. La séance de dédicace est à cinq cents mètres. J'hésite encore. Mais au fond je sais que ma décision est déjà prise...
Ça fait longtemps que mon cœur n'a pas battu aussi fort. Elle a toujours eu cet effet-là sur moi.
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