Déambulations.

Ça a duré une bonne minute. Une vraie minute. Une éternité. Cette main étrange m'a, violemment saisie par le bras, au coin de la rue, et je fus surprise par une drôle de voix, toute confiante, me disant : 
-         Le numéro ! 
Je fus stupéfaite et silencieuse. 
-         Ton numéro ! Ô tu es belle à faire fondre. Donne-moi ton numéro !  
-         Je ne peux pas, je suis fiancée.  
Le mec a ajouté avec un ton grave mais toujours drôle, distinctif du dialecte local :  
-         Normal ! crois en ton intention et écris-moi ton numéro. Tu ne regretteras rien. Tu es belle, je te jure...  
Je le fuyais difficilement. Les hommes de la ville ne ratent aucun être féminin. Ils ne manquent, en aucun cas, leurs chances pour attraper les filles dans les ruelles et draguer d'autres sur les trottoirs tout en déversant ce qu'ils ont de meilleur de leur jargon « romantique ». 
Ça devient un spectacle ordinaire à Insulæ.  
« Normal ! » Ce mot devient aussi une variable indispensable dans le langage parlé soulignant l'extrême insouciance et l'air un peu trop amuseur des habitants. Ça devient presque un synonyme de « oui », « non », « je ne sais pas », « ne t'en fais pas », « désolé »... 
J'ai pris le chemin de la Grande Poste et je m'évaporais dans le crescendo de la rue, attirée tantôt par le spectacle qui m'entoure, tantôt par mes fantaisies idylliques. Les gens qui viennent de descendre du métro sortent en flots de la station, se précipitent, se pressent et dévorent les chemins, pareils à des corps-automates dépourvus d'expressions et d'émotions.  
J'ai pu entendre la voix féminine robotique venant du métro qui ne cesse de hurler « Tafourah la Grande Poste... Tafourah la Grande Poste... Tafourah la Grande Poste... ». Cette voix que je déteste tant et qui me met toujours sur les nerfs. Je l'ai échappée en prenant le chemin contraire. 
Une série de cafés, de restaurants et de fleuristes ornementait le côté de la rue, charmant la vue par les couleurs chatoyantes et fascinant l'odorat par les arômes locaux. L'odeur de la farine de pois chiche dans les fours se propage dans l'air, caresse tendrement mes narines et me comble de joie. En la sentant, je deviens certaine que je suis chez moi, dans ma ville et que je n'ai point perdu mes repères.  
Je me suis arrêtée devant une enseigne ; « FLEURS D'INSULAE », un coin époustouflant par sa beauté insurpassable, bourré de pots joliment posés s'étalant jusqu'au trottoir, chrysanthèmes, iris, œillets, jasmins, violettes, narcisses... Le fleuriste sort à maintes reprises mouiller les pétales par de l'eau fraiche pour qu'elles suscitent plus d'envie dans les cœurs des passagers. Ce bonhomme qui propage la joie dans cette avenue, qui vend de l'amour aux cœurs et qui offre, gratuitement, un spectacle gracieux aux autres, est-il lui-même heureux ? Ramène-t-il une de ces fleurs à celle qu'il chérit ?  
Je ne faisais pas attention au temps qui s'est rapidement écoulé. J'étais absorbée par les carrefours, les boutiques, les véhicules, hantée par les regards qui me croisaient et les visages qui me traversaient. Il fait chaud, le soleil me brûlait et je devenais une vraie « belle fondue ».  
Je suis restée figée, le regard pris par les gigantesques constructions à la française. Quelle symétrie ! Quels bâtiments stylisés et bien droits ! Quels motifs occidentaux adéquats et bien homogènes ! Les drapeaux tricolores d'Insulae y prennent le dessus ; une façon de dire l'attachement à notre terre, longtemps arrosée par le sang de nos ancêtres. 
La ligne des drapeaux disparaissait tout d'un coup quand le bus s'arrêta devant moi. Je l'ai pris, sans savoir où aller. J'ai pris une place proche de la fenêtre car je ne me lasse jamais de me dissoudre dans Insulæ. Le bus a pris des chemins arrondis, des sentiers confondus, des tunnels ornés de lumières de toutes les couleurs et ça m'a donné le vertige. Après quelques instants, j'ai aperçu, de loin, la grande roue du parc d'attraction, elle donnait sur la mer et ensemble, ils formaient un paysage éblouissant qui provoquait en moi plus de fantaisies et qui me plongeait dans la rêverie ; ce fut un œil géant gardant l'océan, bénissant ses navires et expédiant la paix dans les cœurs des habitants. La mer a une place particulière dans le cœur de tous les solaires et tous les méditerranées ; comme un papier buvard, elle nous baptise et aspire tous nos chagrins. J'avais envie de hurler de toutes mes forces : « Chers vous ! Vous qui êtes opprimés, inaperçus, et moqués... Chers vous, souvenez-vous de celle qui saura toujours vous aimer à votre juste mesure. Allez la retrouver, la mer ! Elle saura vous accepter et vous accueillir à bras ouverts. Vous appartenez à la méditerranée ! ». 
Le paysage s'est rapidement dissipé et il ne restait que l'odeur du sel et les cris des mômes sur la rive...  
Enivrée, je me suis difficilement levée de ma place sollicitant le chauffeur pour s'arrêter. Une fois mes pieds ont touché le sol, j'ai ressenti une sorte d'exaltation indescriptible me donnant envie de céder encore aux plaisirs excitants d'Insulae. Je suis passée à côté de la muraille du plus grand jardin de la ville et j'ai pu apercevoir les arborescences enchevêtrées. Je me suis arrêtée un moment pour me recueillir, afin que cette beauté végétale soit gravée au plus profond de moi, pour qu'elle m'envahisse pendant mon rêve et mon éveil. Mais ma transcendance fut interrompue par les gémissements des amants cachés dans les graminées vivaces, usurpant mille baisers et une infinité de caresses. 
J'ai pris la fuite. En face, un bonhomme m'a séduite avec sa façon de garnir la crème glacée. 
J'avais chaud et j'étais tellement assoiffée, j'en ai acheté. J'ai à peine commencé à la lécher et encore, une voix grotesque a coupé le cours de ma balade fantaisiste :  
-         Me prendras-tu pour une crème glacée, moi aussi ?  
J'ai pris la fuite, encore une fois, en ricanant et en rigolant follement. Les gars ici sont incroyables. Normal ! En fin de compte, c'est notre vie que l'on aime tant à Insulae.   
Sur le trottoir, j'attendais un taxi pendant plus qu'une heure :  
-         Taxi ! Fort de l'eau. 
-         Ah non ! je vais à Hydra. 
... 
-         Taxi ! Fort de l'eau.  
-         Non, je vais à Caroubier, viens-tu ?  
... 
-         Taxi ! Fort de l'eau. 
-         Pardon ma fille, je vais à Telemly. 
... 
-         Taxi !  Fort de l'eau. 
-         Viendras-tu chez moi ? T'es belle !  
... 
-         Taxi ! Fort de l'eau... 
Enfin ! J'ai vivement pris ma place derrière le chauffeur, j'ai déposé ma tête sur la fenêtre et de nouveau, je me fusionnais dans tous les détails de la ville.  
Insulae fut un vrai labyrinthe. Monstrueusement belle, elle nous assiège dans ses dédales sans merci. On la fuit et on y revient après mille détours habités par une passion ravageuse et une nostalgie sans égard... La mer me sembla apaisée, serrant chaleureusement les derniers filaments rougeâtres du soleil qui s'éclipse. Le tramway pénètre le cœur de la ville dessinant un large sourire sur les visages pressés, tendus en l'attendant. Des deux côtés, les marchands des objets artisanaux enchantaient mes yeux ; des souvenirs en bois, en cuivre, en cristal, des habits ornementés par les couleurs et les symboles berbères fascinants, des cadres argentés, des tables dorées, du cuir façonné et mille drapeaux...
Mon regard vif a pu saisir les différentes parties de la ville. Entre immeubles miséreux et villas prestigieuses, tous les balcons m'intriguaient, ces espaces de l'entre deux mondes témoins des espoirs trahis, des larmes enterrées et des soirées infinies... 
Cette fois-ci, c'est la voix du chauffeur du taxi qui a coupé le fil de mes pensées en me disant :  
      -     Fort de l'eau ma sœur, trois cent et cinquante dinars.  
 
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