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Les cadeaux de Noël pesaient une tonne et Élise dut s'y reprendre à deux fois avant de parvenir à hisser sa valise dans le compartiment. Elle vérifia sur son billet qu'elle était bien à la place 87 et s'installa près de la vitre en souriant à ses grands-parents qui la regardaient avec tendresse de l'autre côté. Elle leur fit un petit coucou de la main et leur sourit une dernière fois avant qu'ils ne tournent les talons et disparaissent à l'autre bout du quai. Élise retira alors ses gants et son bonnet qu'elle posa sur la tablette qui se trouvait devant elle. Puis, elle sortit de son sac à dos un livre qu'elle avait déjà fini de lire pour la rentrée, afin de commencer à réfléchir à sa fiche de lecture. Il fallait qu'elle pense à autre chose, il fallait qu'elle soit forte. L'espace d'un instant, dans les bras de sa grand-mère, elle était redevenue une petite fille. L'odeur de la cannelle, ses mains douces qui avaient caressé ses cheveux, et sa façon de l'embrasser sur le front du bout des lèvres. Élise avait eu peur de se mettre à pleurer. Une vive émotion l'avait saisie au ventre avant de lui nouer le cœur. Elle n'avait pas le droit, elle devait être forte pour toute sa famille.
Marianne bouscula un couple de personnes âgées qui sortait de la gare et eut à peine le temps d'articuler un « excusez-moi ». Elle dévala les marches de l'escalator. Sa valise à roulettes résonnait comme une mitraillette dans le couloir souterrain, la pressant encore davantage. Elle monta les marches deux à deux et déboucha sur le quai n°4 presque désert. Le train était toujours là : ouf ! Elle grimpa dans la première voiture, en sueur, haletante et la porte se ferma derrière elle. Deux coups de sifflet retentirent sur le quai. Elle desserra son écharpe, ouvrit son manteau et reprit son souffle devant le regard amusé de deux passagers assis sur les strapontins. Après quelques secondes pour se remettre de ses émotions, elle entra dans la voiture 6 et se dit qu'elle s'installerait là, bien trop épuisée pour arpenter le train jusqu'à la voiture 12 où elle avait sa place. Elle longea le couloir, aperçut une place libre, monta sa valise et s'assit en souriant à la jeune fille qui était à côté d'elle et qui la regardait avec deux billes rondes étonnées.
— À quelques secondes près, je ratais le train dis donc ! Je suis ex-té-nuée ! Tu permets que je m'assoie à côté de toi ? À moins qu'il y ait déjà quelqu'un ?!
Amusée par ce flot de questions, Élise sourit. Elle ne put s'empêcher de remarquer que les lunettes violettes de cette drôle de dame étaient assorties à ses bottines vernies en croco. Marianne s'installa.
— T'as pas l'air très bavarde. Je te préviens, t'es mal tombée avec moi ! Mes enfants m'appellent « Mamoulin à paroles » ! C'est te dire ! Mais tu peux m'appeler Marianne. Toi, c'est comment ?
— Élise.
— Et tu vas où comme ça, toute seule dans le train ? T'as personne qui t'accompagne ? T'as l'air un peu jeune pour prendre le train toute seule. T'es pas en train de fuguer au moins ?!
Fuguer ?! Quelle drôle d'idée ! Élise ne put s'empêcher de pouffer. Marianne ne posait décidément jamais une seule question à la fois !
— Je rentre à Marseille, chez moi. J'étais à Lille pour les fêtes, chez mes grands-parents. Et le train, vous savez, j'ai l'habitude de le prendre seule. J'ai douze ans et mon père me fait confiance.
— Pardon, pardon, je ne voulais pas te vexer ! Tu rentres donc de vacances. Eh bien, moi c'est l'inverse, j'y vais. J'ai une amie d'enfance qui habite à Marseille et qui va m'héberger une semaine. Figure-toi qu'on s'est retrouvées grâce à internet ! Ça faisait 25 ans qu'on s'était plus donné de nouvelles, non mais tu te rends compte ?
Élise écarquilla les yeux. Vingt-cinq ans ! Mais quel âge pouvait bien avoir Marianne ? Peut-être l'âge de ses parents ?! Mais sa mère n'aurait jamais porté des bottines vernies en croco violettes, c'est certain ! Élise tenta de redessiner les contours du visage et de la silhouette de sa mère.
Marianne se tut un instant. La fillette regardait par la fenêtre, comme absorbée par le vide de ces paysages brumeux d'hiver sans ligne d'horizon. Marianne sortit un roman de son sac qu'elle déposa sur ses genoux.
« Une coïncidence inévitable » de Katarina Nicklaus, lut Élise sur la couverture du livre de Marianne. Ça avait l'air plus intéressant que le livre de contes qu'elle venait de finir pour l'école. Élise pensa qu'une coïncidence, c'était le hasard, et qu'effectivement le hasard, on pouvait pas tellement l'éviter. D'ailleurs, si sa mère était morte, c'était une inévitable coïncidence. Si Élise n'était pas tombée dans la cour de récré, elle ne se serait pas cassé le poignet, elle ne serait pas allée à l'hôpital, sa maîtresse n'aurait pas téléphoné à sa mère, sa mère n'aurait pas pris la voiture, un chauffard ne l'aurait pas percutée et sa mère serait toujours là pour fêter Noël.
Marianne ouvrit le roman à la page où était glissée une photo qui faisait office de marque-page.
— C'est vos enfants ?
— Oui, Maxime, Louis et... Élise, comme toi. Je ne les vois plus très souvent malheureusement, mais ils sont toujours là, dans mes livres... et dans mon cœur.
Élise eut envie de se blottir contre la dame aux bottines vernies en croco violettes.
Élise ? Elle aussi ? Quelle coïncidence !
Marianne, qui était persuadée que dans la vie chaque rencontre avec les autres était avant tout une rencontre avec avec soi-même, ne le dit pas à Élise, mais pour elle, évidemment, il n'y avait pas de hasard. Dans le train Lille-Marseille du quai n°4, à la place 87 de la voiture 6, ce 26 décembre 2012, cette petite fille était apparue comme une éruption de sens, une étincelle d'espoir, l'envie inévitable de faire changer les choses.
* * *
Et ce soir-là...
Avant d'aller se coucher, Élise serra très fort son père dans ses bras. « Tu crois que Maman aurait aimé des bottines vernies en croco violettes comme cadeau de Noël ? »
En rentrant chez elle, Marianne composa le numéro de téléphone de sa fille. « Allô, Élise... »
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