Toute histoire commence un jour, quelque part. La mienne n'a jamais commencé, le monde est déjà bien trop chargé, pour moi il n'y a plus de place.
C'est pourquoi je reste seule dans cette affreuse pièce. Je l'appelle quand-même CHAMBRE, puisqu'il n'y a qu'un lit. Je mange sur mon lit parce qu'il n'y a pas de table, et je me débarrasse du faible reste de ma digestion dans une vase, placée sous mon lit. Je dors sur mon lit parce que c'est bien de dormir. Ce bien ne m'arrive pas souvent. Dormir est un exercice de coeur, masqué par la fermeture des paupières. Je n'ai plus de coeur. La nuit est faite pour travailler, et les hommes trouvent mon boulot magnifique.
Je travaille au Café de l'Espoir. Les hommes arrivent tôt pour me voir. Tout le monde me voit, mais personne ne m'a jamais regardé. Personne n'a jamais vu cette cicatrice que je porte sur mon sein gauche. C'est le seul souvenir qu'il me reste de Bernard, mon défunt mari. Il m'avait frappé, prétextant que je couchais avec le jardinier. C'était bien vrai, mais il n'avait pas de preuves. Il a laissé une marque sur ma peau, j'ai pris soin de ne laisser aucune trace de sa disparition. Personne ne saura que je l'ai tué. Chez nous, il y avait toujours quelque chose à faire cramer. Les voisins n'avaient rien demandé. Pardonner est un choix, je choisis de me pardonner.
Bernard était comme ces hommes qui m'attendent, bien naïf de croire que sa poche pouvait me rendre heureuse. Je voulais me sentir femme. Je me sentais femme avec le jardinier. Aujourd'hui, je ne suis rien. Je suis la putain de Port-au-Prince.
Il a plu toute la journée. Mon lit est mouillé. Les vêtements aussi. Mais mon travail n'exige pas de vêtements. Surtout que j'habite à cinq minutes du Café. J'ai besoin d'argent, il me faut beaucoup d'argent. Parfois, quand le gain est rentable, je me fais le plaisir de m'offrir une pizza au fromage. Je mange dans le calme et le frais d'un fast-food, au milieu de ces gens qui croient que je les ressemble. J'observe les jeunes qui s'amusent, et je ris les pauvres riches, vidant complètement la bourse pour ensuite quémander de quoi rentrer. J'ai vu des jeunes s'embrasser, j'aurais bien aimé faire comme eux. Aucun homme ne m'a jamais payé pour un baiser. Ce n'est pas de la pornographie, c'est de la prostitution. Ce soir, je sens que je vais gagner beaucoup. Il y a de nouvelles têtes, elles demandent à me rencontrer. Jim le patron essaie de calmer la foule, leur disant que je serai bientôt là. Je n'ai jamais manqué un jour de travail. Je suis régulière, ponctuelle et toujours prête à satisfaire les clients. Si tout le monde travaillait comme les prostituées, le monde serait bien meilleur. Je dis cela parce que je suis une prostituée.
On est content de me voir apparaître. Ma joie s'arrête quand commence le bonheur de ceux qui me donnent à manger. La ligne est bien longue aujourd'hui. Trente-deux hommes enfileront un latex : le moins bon pour cinq minutes, le meilleur pour vingt minutes. Je me demande souvent pourquoi un homme vient ici. Je déteste les hommes qui fréquentent un Café. Tant que ces espèces respirent encore, je ne pourrai jamais me dépasser, voir le monde autrement, et trouver autre chose.
Je n’avais besoin de rien ce soir. Je me sentais toute belle sans maquillage. J'avais la joie dans l’âme. Je voulais penser à autre chose, sentir autre chose. Je voulais jouer un autre rôle. J'avais porté ma robe la plus décapotable, la seule à ne pas être touchée par la pluie. J'avais laissé tomber sur mes épaules encore jeunes, mes longs cheveux. Les cheveux froissés par tant de mains, puant parfois le sperme honteux d’un garçon mauvais, mais qui avait payé. Des cheveux pareils à ceux de ma défunte mère, que je voudrais pour ma fille. Mais qui voudra bien me la donner ? Les hommes se protègent car ils ont peur de moi, et la jouissance finale ne tombe que dans une espèce de mascarade graisseuse, évitant le contact réel entre deux chairs. Je me suis retenue de penser à tout cela, jettant un dernier regard à la pièce et me lançant hors de ces murs qui constituaient ma maison.
Le bar était plein à craquer, et la musique si forte qu’elle semblait insupportable. Mais tout le monde dansait, et chaque pas semblait faire oublier les déboires de la trime, d’un patron trop grognon, si patron il y en avait. D’un pas sûr, je pénétrai dans la foule. C'était la première que je dansais. Tout le monde me suivait. Les habitués adoraient me voir bouger, mais ces nouvelles têtes voulaient me voir autre part. Pour autre chose. Tout le monde dansait avec tout le monde, tout le monde touchait tout le monde. Aucune restriction. Aucune gêne. Aucune pudeur. Il fallait simplement y être, et perdre un instant son statut social.
Les yeux de tout âge me dévoraient, mais je n’en fus point dégoutée. Pour une fois, je prenais plaisir à mon métier. J'avais oublié que j'avais besoin d'argent. Rien ne peut remplacer ce moment improvisé. Les moments planifiés sont chiants. Aucun homme ne sait comment planifier sa vie, il est incapable d'écrire la date de sa mort. Ma mort n'est pas pour ce soir. Si c'est le cas, je ne l'avais pas planifié.
Deux mains prirent possession de mes hanches. Sans me retourner, je me livrai à un périple de grouillades tandis que l’inconnu suivait fidèlement mes mouvements. Je le sentais dur contre moi, mais il fallait faire durer ce moment de plaisir, car ces mains étaient bien différentes. Les mains habituelles étaient chiches à ma peau, généreuses à ma bourse. En douze mois, j'avais amassé beaucoup d’argent, même si je n'avais plus rien ce soir. Aucune famille. Aucun avenir. J'avais toujours rêvé d’être avocate, pour défendre justes et mauvais, princes et clochards, beaux et gueux. Je voulais être riche, et le parfum qui s’exhalerait de moi ressemblerait à celui que porte l’inconnu. << Il doit surement être riche >>, pensai-je. Mais les riches ne sont jamais venus ici, car les chattes montent toujours les trouver. Je le savais quand j'étais avec Bernard. Ses collègues louaient toujours leurs ébats sexuels. J'aurais pu être riche, mais un séisme de magnitude 7,3 a violemment frappé la maison, écrasant tout sur son passage. Pourtant Bernard n'était point vengé. J'étais encore en vie. Je pouvais recommencer. Je n'avais rien trouver de mieux que ce travail. Ma mère n'avait jamais pensé à l'école. J'ai grandi sans même pouvoir épeler Catherine, mon propre prénom. Ma place a toujours été la cuisine. Je suis devenu cordon bleu, mais les recettes écrites défilaient devant mes yeux comme du chinois. Je ne sais même pas ce que c'est le chinois. Une fois, un homme aux《yeux cousus》s'était pointé au Café. Il avait une chose énorme. Il disait m'aimer, mais il ne m'a pas sorti de là. J'espère que cet homme derrière moi est différent. Jamais un homme ne m'a fait cet effet. Même pas le jardinier. Pour la première depuis dix ans, j'avais envie de me faire prendre sans rien attendre en retour. Il y a des moments qu'on ne saurait payer, des joies intenses qui emportent nos sens et nos mots, laissant uniquement le MERCI le plus sincère.
Ne pouvant plus attendre, je l’entraînai dans le noir, dans cette chambre à peine éclairée. Le drap était défait. Hier, je n'avais pas le temps de tout arranger avant de partir. Mais il n'était point gêné. Il me déshabilla rapidement, je riais aux éclats. J'allais me livrer, avec un inconnu, au plaisir bien connu. Lorsqu’il se pencha sur moi, il constata que j'étais jeune. Très jeune. Comme s’il avait vu un fantôme, il se retira illico dans les toilettes. Mon innocence lui fit pitié. << Que diable faisait-elle ici ?>> avait-il crié. Il enleva tout de même mon soutien de gorge. Il avait vu cette cicatrice. Je lui racontai la cause. Nous avons causé longtemps. Il me parla de sa fille, sa chère Thérèse que les truands ont taillée en mille morceaux. Le Kannjawou qu’il préparait n’a pas eu lieu, et l’âme de sa fille est partie vers la Montagne ensorcelée, où les Gouverneurs de la Rosée périssent en l’espace d’un cillement, sous le regard complice de Compère Général Soleil. Parler de Thérèse était bien pénible, j'avais vu pour la première un autre liquide sortir du corps d'un homme. Celui-là était moins blanchâtre et moins épais, coulant au milieu des sanglots d'un homme nostalgique. Il avait laissé la chambre, je profitai pour dormir un peu.
Je ne sais si j'ai rêvé. J'aurais bien voulu. Le rêve s'était produit à mon réveil. Je ne connaissais pas ce lieu, je revoyais un monde semblable à celui que j'ai vu s'envoler dans la poussière du 12 janvier. La date du séisme. Je pris une douche, revins au lit, pour m'emparer d’un objet qui n’était pas le mien. C'était un livre. Il avait laissé quelques mots. Je ne sais pas ce qu'il veut me dire. Mais l'orthographe est bien trop soignée pour que ça soit blessant. Peut-être bien qu'il reviendra, il pourra me dire ce qu'il avait écrit. Je regardai le livre, c'était sûrement une de ces histoires qui déçoivent les lecteurs. Bernard achetait les livres pour les titres, il était toujours déçu. Parfois il était déçu à la fin (j'avais remarqué que les feuilles diminuaient). Un livre dont on peut deviner la fin n'est pas un livre, mais une simple routine. Je regardai le livre, et je pleurai en demandant :
《 Maman, pourquoi ? 》
Il était revenu. Il m'avait apporté une photo de Thérèse. Elle était bien jolie. Non, elle était belle. Elle n'avait que seize ans quand elle rendit l'âme, juste parce qu'elle était sicklémique. Le destin est étrange, nous sommes dans les billets d'une loterie vitale. Chaque être possède son billet, sa propre chance. Dans ce jeu de hasard, Thérèse devait mourir et je devais être pute. Et par hasard, Jim se demande où je suis, inquiet de ne pas me voir depuis deux jours au Café de l'Espoir. Retourner n'était pas encore dans mes plans. Je n'avais pas de plan, j'étais comme cette petite sur la photo. Sauf que je ne suis pas belle. Quelqu'un me l'aurait dit. Il avait encore parlé, il avait encore pleuré. Mais il ne m'a pas dit que j'étais belle. Il m'avait raconté l'histoire du livre, celle d'un homme dont les sentiments se traduisaient à travers un portrait, vieillissant au détriment de son visage d'ange. Je n'avais rien compris, je trouvais simplement que c'était joli. Il avait prononcé son nom. Il s'appelait Dorian.
Il parlait tout le temps, mais il n'était pas bavard. Un bavard, ça ne dit rien. Jésus parlait sans arrêt. Tout le monde écoutait. Il parlait souvent de Thérèse, et ne voulait pas parler de moi. Il y a des morts plus populaires que les vivants, et la mort de certains vivants reste impopulaire. Thérèse était sa vedette, et moi sa...
Je retournai au Café de l'Espoir. Jim sirotait son whisky quand je rentrai. Il savait que j'étais revenue travailler. Il ne savait pas que je ne voulais plus de clients. Je savais qu'il viendrait tous les soirs, et l'histoire de Thérèse serait toujours racontée. Une histoire qui avait duré seize ans. Dans son histoire, Thérèse n'a jamais été malade. Elle était gaie, joviale, adorable. Thérèse était sa muse, et j'étais de l'autre côté. Je cessais d'exister quand elle parlait de son fantôme adoré. Mais je prenais plaisir à ne pas exister. D'ailleurs, je n'avais jamais existé pour ces 《hommes》. Ce ne sera sûrement pas pour celui-là. Thérèse n'a pas laissé de place.
Jim m'avait remis la clé de ma pièce. Les clients étaient revenus. Je les avais demandé de partir. Ils étaient partis, mais n'avaient pas laissé le café, allant trouver Sara. Ce lieu n'étant plus ma raison de vivre, il convient de l'écrire avec un "c" minuscule. Ma raison de vivre, c'était ces mots. Au sujet d'une morte. Toute histoire commence un jour, quelque part. Celle de Thérèse avait commencé à sa mort, et son narrateur la contait partout. La mienne avait n'a toujours pas commencé.
L'histoire de Thérèse avait bizarrement cessé. Il avait voulu que je parle de moi. J'aurais voulu entendre parler encore de Thérèse. Je ne savais quoi dire. Il était impatient.
- Je n'ai rien à raconter, il n'y a rien à dire sur moi.
- Il y a beaucoup à raconter
- Je ne suis qu'une prostituée
- C'est déjà beaucoup. Dis-moi autre chose
- Je suis simplement ça
- Thérèse n'a eu le temps d'être rien. Mon histoire était longue parce que je l'ai inventée. Je l'avais remplie d'anecdotes.
- Tu m'as pourtant fait rire
- C'est ton sourire qui a inventé cette histoire. J'avais parlé pour admirer à quel point tu étais belle.
Toute histoire commence un jour, quelque part. La mienne commence aujourd'hui, j'ai découvert que j'étais belle. Belle au point de compter pour quelqu'un.
Toute histoire commence un jour, quelque part. La mienne a débuté ce soir, dans une église. La bague au doigt. Mon ancienne vie était de l'autre côté.
Cette histoire, je la raconte avec des mots simples. Les mots compliqués sont pour ceux qui savent lire. Je sais simplement lire dans les yeux de Bruno, quand il me dit que je suis belle, caressant mon ventre qui avait grossi depuis quelques mois.
C'est pourquoi je reste seule dans cette affreuse pièce. Je l'appelle quand-même CHAMBRE, puisqu'il n'y a qu'un lit. Je mange sur mon lit parce qu'il n'y a pas de table, et je me débarrasse du faible reste de ma digestion dans une vase, placée sous mon lit. Je dors sur mon lit parce que c'est bien de dormir. Ce bien ne m'arrive pas souvent. Dormir est un exercice de coeur, masqué par la fermeture des paupières. Je n'ai plus de coeur. La nuit est faite pour travailler, et les hommes trouvent mon boulot magnifique.
Je travaille au Café de l'Espoir. Les hommes arrivent tôt pour me voir. Tout le monde me voit, mais personne ne m'a jamais regardé. Personne n'a jamais vu cette cicatrice que je porte sur mon sein gauche. C'est le seul souvenir qu'il me reste de Bernard, mon défunt mari. Il m'avait frappé, prétextant que je couchais avec le jardinier. C'était bien vrai, mais il n'avait pas de preuves. Il a laissé une marque sur ma peau, j'ai pris soin de ne laisser aucune trace de sa disparition. Personne ne saura que je l'ai tué. Chez nous, il y avait toujours quelque chose à faire cramer. Les voisins n'avaient rien demandé. Pardonner est un choix, je choisis de me pardonner.
Bernard était comme ces hommes qui m'attendent, bien naïf de croire que sa poche pouvait me rendre heureuse. Je voulais me sentir femme. Je me sentais femme avec le jardinier. Aujourd'hui, je ne suis rien. Je suis la putain de Port-au-Prince.
Il a plu toute la journée. Mon lit est mouillé. Les vêtements aussi. Mais mon travail n'exige pas de vêtements. Surtout que j'habite à cinq minutes du Café. J'ai besoin d'argent, il me faut beaucoup d'argent. Parfois, quand le gain est rentable, je me fais le plaisir de m'offrir une pizza au fromage. Je mange dans le calme et le frais d'un fast-food, au milieu de ces gens qui croient que je les ressemble. J'observe les jeunes qui s'amusent, et je ris les pauvres riches, vidant complètement la bourse pour ensuite quémander de quoi rentrer. J'ai vu des jeunes s'embrasser, j'aurais bien aimé faire comme eux. Aucun homme ne m'a jamais payé pour un baiser. Ce n'est pas de la pornographie, c'est de la prostitution. Ce soir, je sens que je vais gagner beaucoup. Il y a de nouvelles têtes, elles demandent à me rencontrer. Jim le patron essaie de calmer la foule, leur disant que je serai bientôt là. Je n'ai jamais manqué un jour de travail. Je suis régulière, ponctuelle et toujours prête à satisfaire les clients. Si tout le monde travaillait comme les prostituées, le monde serait bien meilleur. Je dis cela parce que je suis une prostituée.
On est content de me voir apparaître. Ma joie s'arrête quand commence le bonheur de ceux qui me donnent à manger. La ligne est bien longue aujourd'hui. Trente-deux hommes enfileront un latex : le moins bon pour cinq minutes, le meilleur pour vingt minutes. Je me demande souvent pourquoi un homme vient ici. Je déteste les hommes qui fréquentent un Café. Tant que ces espèces respirent encore, je ne pourrai jamais me dépasser, voir le monde autrement, et trouver autre chose.
Je n’avais besoin de rien ce soir. Je me sentais toute belle sans maquillage. J'avais la joie dans l’âme. Je voulais penser à autre chose, sentir autre chose. Je voulais jouer un autre rôle. J'avais porté ma robe la plus décapotable, la seule à ne pas être touchée par la pluie. J'avais laissé tomber sur mes épaules encore jeunes, mes longs cheveux. Les cheveux froissés par tant de mains, puant parfois le sperme honteux d’un garçon mauvais, mais qui avait payé. Des cheveux pareils à ceux de ma défunte mère, que je voudrais pour ma fille. Mais qui voudra bien me la donner ? Les hommes se protègent car ils ont peur de moi, et la jouissance finale ne tombe que dans une espèce de mascarade graisseuse, évitant le contact réel entre deux chairs. Je me suis retenue de penser à tout cela, jettant un dernier regard à la pièce et me lançant hors de ces murs qui constituaient ma maison.
Le bar était plein à craquer, et la musique si forte qu’elle semblait insupportable. Mais tout le monde dansait, et chaque pas semblait faire oublier les déboires de la trime, d’un patron trop grognon, si patron il y en avait. D’un pas sûr, je pénétrai dans la foule. C'était la première que je dansais. Tout le monde me suivait. Les habitués adoraient me voir bouger, mais ces nouvelles têtes voulaient me voir autre part. Pour autre chose. Tout le monde dansait avec tout le monde, tout le monde touchait tout le monde. Aucune restriction. Aucune gêne. Aucune pudeur. Il fallait simplement y être, et perdre un instant son statut social.
Les yeux de tout âge me dévoraient, mais je n’en fus point dégoutée. Pour une fois, je prenais plaisir à mon métier. J'avais oublié que j'avais besoin d'argent. Rien ne peut remplacer ce moment improvisé. Les moments planifiés sont chiants. Aucun homme ne sait comment planifier sa vie, il est incapable d'écrire la date de sa mort. Ma mort n'est pas pour ce soir. Si c'est le cas, je ne l'avais pas planifié.
Deux mains prirent possession de mes hanches. Sans me retourner, je me livrai à un périple de grouillades tandis que l’inconnu suivait fidèlement mes mouvements. Je le sentais dur contre moi, mais il fallait faire durer ce moment de plaisir, car ces mains étaient bien différentes. Les mains habituelles étaient chiches à ma peau, généreuses à ma bourse. En douze mois, j'avais amassé beaucoup d’argent, même si je n'avais plus rien ce soir. Aucune famille. Aucun avenir. J'avais toujours rêvé d’être avocate, pour défendre justes et mauvais, princes et clochards, beaux et gueux. Je voulais être riche, et le parfum qui s’exhalerait de moi ressemblerait à celui que porte l’inconnu. << Il doit surement être riche >>, pensai-je. Mais les riches ne sont jamais venus ici, car les chattes montent toujours les trouver. Je le savais quand j'étais avec Bernard. Ses collègues louaient toujours leurs ébats sexuels. J'aurais pu être riche, mais un séisme de magnitude 7,3 a violemment frappé la maison, écrasant tout sur son passage. Pourtant Bernard n'était point vengé. J'étais encore en vie. Je pouvais recommencer. Je n'avais rien trouver de mieux que ce travail. Ma mère n'avait jamais pensé à l'école. J'ai grandi sans même pouvoir épeler Catherine, mon propre prénom. Ma place a toujours été la cuisine. Je suis devenu cordon bleu, mais les recettes écrites défilaient devant mes yeux comme du chinois. Je ne sais même pas ce que c'est le chinois. Une fois, un homme aux《yeux cousus》s'était pointé au Café. Il avait une chose énorme. Il disait m'aimer, mais il ne m'a pas sorti de là. J'espère que cet homme derrière moi est différent. Jamais un homme ne m'a fait cet effet. Même pas le jardinier. Pour la première depuis dix ans, j'avais envie de me faire prendre sans rien attendre en retour. Il y a des moments qu'on ne saurait payer, des joies intenses qui emportent nos sens et nos mots, laissant uniquement le MERCI le plus sincère.
Ne pouvant plus attendre, je l’entraînai dans le noir, dans cette chambre à peine éclairée. Le drap était défait. Hier, je n'avais pas le temps de tout arranger avant de partir. Mais il n'était point gêné. Il me déshabilla rapidement, je riais aux éclats. J'allais me livrer, avec un inconnu, au plaisir bien connu. Lorsqu’il se pencha sur moi, il constata que j'étais jeune. Très jeune. Comme s’il avait vu un fantôme, il se retira illico dans les toilettes. Mon innocence lui fit pitié. << Que diable faisait-elle ici ?>> avait-il crié. Il enleva tout de même mon soutien de gorge. Il avait vu cette cicatrice. Je lui racontai la cause. Nous avons causé longtemps. Il me parla de sa fille, sa chère Thérèse que les truands ont taillée en mille morceaux. Le Kannjawou qu’il préparait n’a pas eu lieu, et l’âme de sa fille est partie vers la Montagne ensorcelée, où les Gouverneurs de la Rosée périssent en l’espace d’un cillement, sous le regard complice de Compère Général Soleil. Parler de Thérèse était bien pénible, j'avais vu pour la première un autre liquide sortir du corps d'un homme. Celui-là était moins blanchâtre et moins épais, coulant au milieu des sanglots d'un homme nostalgique. Il avait laissé la chambre, je profitai pour dormir un peu.
Je ne sais si j'ai rêvé. J'aurais bien voulu. Le rêve s'était produit à mon réveil. Je ne connaissais pas ce lieu, je revoyais un monde semblable à celui que j'ai vu s'envoler dans la poussière du 12 janvier. La date du séisme. Je pris une douche, revins au lit, pour m'emparer d’un objet qui n’était pas le mien. C'était un livre. Il avait laissé quelques mots. Je ne sais pas ce qu'il veut me dire. Mais l'orthographe est bien trop soignée pour que ça soit blessant. Peut-être bien qu'il reviendra, il pourra me dire ce qu'il avait écrit. Je regardai le livre, c'était sûrement une de ces histoires qui déçoivent les lecteurs. Bernard achetait les livres pour les titres, il était toujours déçu. Parfois il était déçu à la fin (j'avais remarqué que les feuilles diminuaient). Un livre dont on peut deviner la fin n'est pas un livre, mais une simple routine. Je regardai le livre, et je pleurai en demandant :
《 Maman, pourquoi ? 》
Il était revenu. Il m'avait apporté une photo de Thérèse. Elle était bien jolie. Non, elle était belle. Elle n'avait que seize ans quand elle rendit l'âme, juste parce qu'elle était sicklémique. Le destin est étrange, nous sommes dans les billets d'une loterie vitale. Chaque être possède son billet, sa propre chance. Dans ce jeu de hasard, Thérèse devait mourir et je devais être pute. Et par hasard, Jim se demande où je suis, inquiet de ne pas me voir depuis deux jours au Café de l'Espoir. Retourner n'était pas encore dans mes plans. Je n'avais pas de plan, j'étais comme cette petite sur la photo. Sauf que je ne suis pas belle. Quelqu'un me l'aurait dit. Il avait encore parlé, il avait encore pleuré. Mais il ne m'a pas dit que j'étais belle. Il m'avait raconté l'histoire du livre, celle d'un homme dont les sentiments se traduisaient à travers un portrait, vieillissant au détriment de son visage d'ange. Je n'avais rien compris, je trouvais simplement que c'était joli. Il avait prononcé son nom. Il s'appelait Dorian.
Il parlait tout le temps, mais il n'était pas bavard. Un bavard, ça ne dit rien. Jésus parlait sans arrêt. Tout le monde écoutait. Il parlait souvent de Thérèse, et ne voulait pas parler de moi. Il y a des morts plus populaires que les vivants, et la mort de certains vivants reste impopulaire. Thérèse était sa vedette, et moi sa...
Je retournai au Café de l'Espoir. Jim sirotait son whisky quand je rentrai. Il savait que j'étais revenue travailler. Il ne savait pas que je ne voulais plus de clients. Je savais qu'il viendrait tous les soirs, et l'histoire de Thérèse serait toujours racontée. Une histoire qui avait duré seize ans. Dans son histoire, Thérèse n'a jamais été malade. Elle était gaie, joviale, adorable. Thérèse était sa muse, et j'étais de l'autre côté. Je cessais d'exister quand elle parlait de son fantôme adoré. Mais je prenais plaisir à ne pas exister. D'ailleurs, je n'avais jamais existé pour ces 《hommes》. Ce ne sera sûrement pas pour celui-là. Thérèse n'a pas laissé de place.
Jim m'avait remis la clé de ma pièce. Les clients étaient revenus. Je les avais demandé de partir. Ils étaient partis, mais n'avaient pas laissé le café, allant trouver Sara. Ce lieu n'étant plus ma raison de vivre, il convient de l'écrire avec un "c" minuscule. Ma raison de vivre, c'était ces mots. Au sujet d'une morte. Toute histoire commence un jour, quelque part. Celle de Thérèse avait commencé à sa mort, et son narrateur la contait partout. La mienne avait n'a toujours pas commencé.
L'histoire de Thérèse avait bizarrement cessé. Il avait voulu que je parle de moi. J'aurais voulu entendre parler encore de Thérèse. Je ne savais quoi dire. Il était impatient.
- Je n'ai rien à raconter, il n'y a rien à dire sur moi.
- Il y a beaucoup à raconter
- Je ne suis qu'une prostituée
- C'est déjà beaucoup. Dis-moi autre chose
- Je suis simplement ça
- Thérèse n'a eu le temps d'être rien. Mon histoire était longue parce que je l'ai inventée. Je l'avais remplie d'anecdotes.
- Tu m'as pourtant fait rire
- C'est ton sourire qui a inventé cette histoire. J'avais parlé pour admirer à quel point tu étais belle.
Toute histoire commence un jour, quelque part. La mienne commence aujourd'hui, j'ai découvert que j'étais belle. Belle au point de compter pour quelqu'un.
Toute histoire commence un jour, quelque part. La mienne a débuté ce soir, dans une église. La bague au doigt. Mon ancienne vie était de l'autre côté.
Cette histoire, je la raconte avec des mots simples. Les mots compliqués sont pour ceux qui savent lire. Je sais simplement lire dans les yeux de Bruno, quand il me dit que je suis belle, caressant mon ventre qui avait grossi depuis quelques mois.