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— Plus queer que Beauvoir, plus yéyé que Nicoletta, la plus botticellienne des drag queens... c'était Simonetta pour vous ce soir !
J'ouvre les yeux, le cœur battant et le souffle court. Dans un tremblement, je sens une vague grondante partir du fond de la salle, rouler à l'unisson avec cet enchevêtrement de corps luisants d'ivresse et d'euphorie, venir s'éclater juste devant moi, son écume d'amour et d'abandon m'éclaboussant de la tête aux pieds. Devant ces centaines de silhouettes, simples et extravagantes, timides et effrontées, kings et queens navigant sur le spectre du genre avec une infinie douceur, je sens mon corps devenir de plus en plus léger au rythme de leur exultation, je me laisse aller à la plénitude du devoir accompli, et, dans un dernier salut, des larmes de reconnaissance perlant au bout de mes faux cils, j'ai enfin la sensation d'être exactement là où je dois être.
À présent seul dans une petite pièce encombrée de costumes, méli-mélo bigarré de robes, perruques et chaussures, où flotte cette odeur reconnaissable entre mille de fond de teint et de laque, j'essaie de prendre conscience du moment que je viens de vivre. Alors que je suis sur le point de me démaquiller, j'entends frapper. La porte s'ouvre délicatement.
Un blondinet d'une dizaine d'années, à la silhouette frêle, se tient devant moi. Pour abréger le silence en train de s'installer, je décide de briser la glace.
— Salut, comment tu t'appelles ?
— Théo Martinez.
— Ça ne t'embête pas si je me démaquille pendant qu'on discute ?
Il fait non de la tête, sans détourner son regard du mien, avec une expression indéchiffrable. Un mélange d'admiration, d'étonnement et de tristesse peut-être. Je débarrasse une chaise du monceau de tissus et d'autres accessoires qui l'encombre, et l'invite à s'asseoir à côté de moi. Il accepte avec un demi sourire. Alors que je m'apprête à retirer mes lentilles de contact, dans un geste technique parfaitement maîtrisé, sa voix cristalline se met à vibrer pour la deuxième fois.
— Je te trouve trop belle.
La simplicité et la sincérité de ces quelques mots coupent mon geste en plein milieu, me laissant interdit, les paroles coincées au fond de la gorge et un ballon dans le cœur. Comme pour m'encourager à continuer mon processus sans me laisser déstabiliser, il prend les rênes de la conversation.
— Je voudrais être comme toi plus tard. Mettre une perruque et du maquillage, et aussi une jolie robe et des talons. Comment tu fais, toi ?
Je m'attendais à tout sauf à ça. Cette candeur, cette façon de me regarder, c'est nouveau pour moi, et j'en suis bouleversé. Tout en saisissant mes lingettes démaquillantes, je réfléchis à la meilleure réponse à lui apporter, à lui qui a toute une vie qui l'attend, avec son lot de batailles, de chutes et de déconvenues. Sans prendre le temps d'organiser mes pensées, je me tourne vers lui, je plonge mon regard dans le sien, et je laisse le flot de voyelles et de consonnes s'échapper de ma bouche entrouverte.
— Je ne fais rien de particulier. Je me laisse être. Ça vient du plus profond de moi, ça a toujours été là. Alors oui, c'est sûr, il y a des choses qui s'apprennent, comme les techniques de maquillage, par exemple. Mais l'envie, l'appel de la transformation, c'est là en moi. Tout ce que j'ai à faire, c'est l'écouter et y répondre.
— J'ai peur.
— Ce n'est pas grave. Moi aussi, j'ai peur, parfois. Peur d'être ridicule, peur pour mon corps et pour ma santé mentale, peur de trop aimer de ne pas être assez aimé, peur d'être incompris, peur de me cacher et peur d'assumer, peur d'avoir toujours un caillou dans la chaussure à traîner partout où je vais. Mais crois-moi, cette peur, on finit par l'apprivoiser.
— Ça semble difficile. Si je n'y arrive pas...
— Tu peux y arriver. Fais-toi confiance. Cette minuscule flamme brûle déjà à l'intérieur de toi. Ne la laisse jamais s'éteindre, et le monde t'appartiendra.
Théo me regarde toujours fixement, buvant mes paroles avec intensité, et je peux voir quelque chose changer presque imperceptiblement en lui. Ses traits se détendent, une faible lueur s'allume dans ses yeux. Il se lève de sa chaise, s'approche de moi et me prend la lingette des mains, avec une extrême délicatesse. Puis il l'applique sur mon visage, et, avec douceur et détermination, efface couche après couche les traces de maquillage. Les fards, le fond de teint, le rouge à lèvres, se mélangent en une composition floue sur la toile de mon visage. Il prend soin de ne laisser aucune traînée de poudre, aucun vestige coloré de mon féminin fugace. Son cérémoniel terminé, je le vois scruter à nouveau mon visage, ses contours, ses pleins et ses déliés, comme s'il tentait d'ancrer en lui pour toujours cette vision. Sa bouche esquisse un timide sourire. Il pose la lingette et fait un pas en arrière pour contempler son œuvre. Je ne sais que dire, alors c'est lui qui rompt le silence une nouvelle fois.
— Merci.
Sur ce mot, il se détourne et sort de ma loge, avec la même discrétion qu'il y était entré. Je me remets face au miroir et j'ai l'impression de voir passer en une fraction de seconde sur le verre poli, le reflet d'un blondinet de dix ans à la silhouette frêle.
Au même moment, je suis distrait par la sonnerie de mon téléphone portable. Je m'en empare et constate un nouveau mail avec pour objet « nomination personnalité LGBTI de l'année ».
Je l'ouvre fébrilement et découvre son contenu, l'estomac noué et la gorge sèche : « Théo Martinez, nous avons l'honneur de vous annoncer votre nomination au prix de personnalité LGBTI de l'année. La cérémonie se déroulera le... ».
La suite ne parvient pas à mes yeux embués tant mon cœur tambourine dans mes tempes en une cacophonie étourdissante.
On l'a fait. Le jeune Théo, moi et Simonetta. À nous trois, la flamme est devenue brasier incandescent.
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