Comme tous les matins, je me réveillai la première. Pour une fois, ma nuit n'avait pas été très agitée. Je pense m'être tournée et retournée plusieurs fois, mais pas au point de déranger, ni de me réveiller. J'étais en pleine forme pour attaquer cette nouvelle journée, qui allait être, d'après mon instinct, décisive pour la suite. Le ballet du lever des autres membres de la famille commençait alors. Nicolas me prit dans les bras au réveil puis alla préparer le petit-déjeuner. J'aime bien quand il s'occupe de moi comme ça. Je n'ai rien à faire, je me fais servir, c'est agréable. Cependant, ses petites manies commençaient vraiment à m'agacer, mais je ne pouvais rien dire, comme d'habitude ! Les capsules de café jetées dans la poubelle, l'eau qu'il laissait s'écouler toute seule jusqu'à ce qu'elle devienne chaude avant d'entrer dans la douche, les brosses à dent en plastique qu'il s'obstinait à acheter encore et toujours... Ce sont des habitudes pour lui, ça le rassure car il n'aime pas le changement, même pour la bonne cause. Tout ce qui sort de son train-train habituel peut le mener à l'angoisse. Il ne supporte pas les modifications de dernière minute, les annulations, les reports. Une fois, il a même refusé d'attendre à l'aéroport car l'avion avait une heure de retard. Tout le monde dit « C'est comme ça, on ne peut pas le changer ». Je suis d'accord, mais jusqu'à un certain point, et je compte bien le lui prouver un jour !
A son tour, Lucas se réveilla. Il avait toujours besoin d'un peu de temps avant d'être vraiment opérationnel. Il vint nous embrasser mais sans parler et en marmonnant lorsque son père lui demanda s'il avait bien dormi. Cléo, quant à elle, c'était tout le contraire. On n'entendait qu'elle dès son réveil. Elle adore parler et chanter. Elle est toujours excitée et enjouée. Aujourd'hui d'autant plus, car elle allait jouer un match très important avec son équipe de handball. Elle me fit un énorme câlin comme tous les matins, ainsi qu'à son père. Elle eût moins de tendresse envers son frère mais, que voulez-vous, c'est comme ça que ça se passe entre adolescents, il faut l'accepter.
Le petit-déjeuner englouti et les tenues enfilées, nous voilà partis au supermarché. Quelle plaie les rayons bondés et le bruit ambiant du samedi matin ! Hélas, c'est le seul jour où nous pouvons y aller. Entre les répétitions de l'un et les entraînements de l'autre, les enfants prennent l'emploi du temps des semaines en otage. Le caddie se remplit bien vite comme d'habitude. J'ai coutume de dire que le caddie reflète la vie des gens, alors j'adore observer celui des autres. Ce n'est pas du voyeurisme, je dirais plutôt que c'est une sorte de recherche ou d'analyse sociologique, mais pour mon compte personnel... Les caddies laissés en tête de gondole sont mes préférés car ils me laissent la surprise de leur propriétaire. J'observe, j'analyse et j'attends que la personne revienne pour valider ou invalider mes hypothèses. En réalité, je fais ça quand j'ai le temps car Monsieur n'aime pas traîner. Il a ses petits rituels et son itinéraire des rayons tracés en tête. Aujourd'hui, il y avait beaucoup de monde donc le jeu était plus rapide. On repère les étudiants facilement grâce aux paquets de pâtes et packs de bière, les sportifs au nombre d'œufs et de filets de poulet, les organisés qui font les courses pour plusieurs semaines et les pressés qui viennent quasiment tous les jours car ils n'arrivent pas à se projeter sur les repas du lendemain. Il y a également les retraités avec des eaux riches en magnésium et des yaourts que personne d'autre n'achète, les familles nombreuses avec les packs XXL de lait, de céréales et de biscuits. Mais ce que je préfère, c'est voir l'évolution de la consommation des ménages ou en tout cas, essayer. Les emballages sont réduits, il y a moins de viande dans les paniers, davantage de fruits et de légumes et de produits bio. Notre propre caddie est généralement plus classique : toujours les mêmes produits, toujours les mêmes marques. Celui d'aujourd'hui n'avait pas échappé à la règle.
Les courses achevées, nous avons déposé Cléo au gymnase pour qu'elle soit à l'heure à l'échauffement puis nous sommes rentrés pour tout ranger. En entrant, je me rendis compte que la lumière était restée allumée, tout comme la télévision. « C'est pour éviter les cambriolages ! » répète en boucle Nicolas. En attendant, c'est l'énergie qui est gaspillée encore une fois ! C'est à ce moment-là que je sentis la colère monter. Je ne pouvais rien faire de très concret pour le moment mais je sus que mon destin était tracé, que je devais faire bouger les choses. C'est à ce moment-là que je décidai de passer une étape. Je me levai, déterminée, je m'avançai vers la poubelle, sortis la tototte en plastique de ma bouche et la jetai avec détermination. Je regardai alors mon père ranger les produits dans le frigo et marchai droit vers la télé pour l'éteindre en ayant une seule conviction : le changement était maintenant entre mes mains !