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Lucien remâche sa mauvaise humeur, dissimulé derrière le rideau du salon. D'ici, il a une vue imprenable sur le jardin d'en face et son effervescence. Ça ne suffisait pas que ce Roger, ce sexagénaire fringant, achète la maison de son meilleur ami, son voisin de toujours. Pas de quatre-vingt deuxième hiver pour Marcel. Lucien se sent si seul. Ça ne suffisait pas, que cet intrus saccage l'impeccable pelouse de Marcel, devenue jungle désordonnée ! Voilà qu'il volait aussi Noël.
Avant, les enfants défilaient pour admirer les jardins décorés des compères, les voisins du bout de la rue. Une symphonie fabriquée toute l'année dans le secret de leurs garages. Des décorations de bois et de velours, construites de leurs mains patientes. Marcel s'en est allé et le quartier a oublié Lucien.
Les premiers flocons tombent sur la rue alors que Roger, triomphant, se redresse et se masse les reins. Une journée entière pour installer toutes ces loupiotes ! Des familles s'approchent pour assister à l'illumination. Certaines jettent un œil coupable du côté de Lucien. Il ne leur ferait pas le plaisir de sortir ! Il n'a pas eu le cœur cet hiver. Son jardin est vide.
Roger affiche son plus beau sourire quand il presse le bouton. Le jardin s'illumine et les décorations métalliques tournoient. Lucien baisse les yeux et entend, le cœur gros, les « ah » et les « oh ».
Les flocons virevoltent maintenant dans le crépuscule, poussés par une bise tranchante. Les mères rhabillent les petits, les pas crissent dans la neige, tout le monde rentre au chaud. Le ciel est avec Lucien : il ouvre le tiroir de la cuisine et en sort son arme. Il saisit ensuite son alibi, le sac poubelle.
Le froid le gifle lorsqu'il sort, l'obligeant à serrer sa vieille robe de chambre autour de ses côtes saillantes. Quel idiot ! Il a gardé ses chaussons. Il sautille pour traverser la rue vers la benne. Dire qu'il faut même partager ses ordures avec cet affreux personnage ! Mais ce soir, c'est une chance. Il soulève le couvercle, parfait paravent pour son forfait. Pas prévoyant, le Roger ! Le câblage de son installation court à nu jusqu'à la borne électrique. Lucien massacre le cordon, imitant au mieux le travail d'un rongeur. La maison clignote, suppliante, mais d'un dernier coup de ciseaux, il l'éteint.
Un miaulement plaintif monte alors des profondeurs, un sac remue et une paire d'yeux brillante illumine la benne.
— Qu'est-ce que tu fais là, toi ?
Lucien extirpe une boule de poils collante. Le chaton grelottant se blottit contre le revers de sa pelisse.
— Mais... qu'est ce qui se passe ?
Lucien avait prévu de disparaître dès son forfait accompli. L'animal l'a distrait et Roger arrive à grands pas. Lucien a tout juste le temps de jeter sa paire de ciseaux derrière la benne.
— Mon câblage ! C'est toi qui as fait ça ?
Lucien se compose son plus beau visage de vieillard outré.
— C'est un rat, tu vois bien !
Les deux hommes se penchent sur le câble et Roger soupire.
— C'est quoi, ça ?
Il écarte le revers de la robe de chambre, horrifiant Lucien par son contact.
— Tu l'as trouvé où ?
Lucien désigne la benne. Le chaton saute dans la main tendue de Roger, qui adresse à son voisin un sourire radieux.
— Pas timide, l'animal ! Mais qu'il est sale ! Il doit mourir de faim, il est si petit !
Alors que Roger fait mine de se retourner, Lucien bondit et lui arrache le chaton.
— C'est moi qui l'ai trouvé !
Il traverse la rue sans un mot et claque la porte derrière lui. Il était temps de rentrer, il est frigorifié. Il jette ses savates trempées dans un coin puis couve le chaton d'un regard tendre. C'est bien vrai qu'il est petit et sale. Dire que cet escogriffe a failli lui voler ça, aussi ! Lucien le nettoie comme il peut et un joli pelage gris apparaît. Il farfouille ensuite dans son atelier et exhume le traîneau du Père Noel, un joli bac en merisier garni de velours rouge, qu'il installe près de la cheminée. Le chaton le renifle, y pose une patte, puis deux... On cogne vigoureusement à la porte, précipitant l'animal derrière le canapé.
— Je me suis dis que ça pouvait servir !
À peine Lucien a-t-il ouvert en grommelant que Roger s'engouffre chez lui. Le félon a apporté une boîte de thon ! Lucien regarde le chaton pointer son nez, puis s'approcher.
— Il est propre, apprécie Roger. Je vais le nourrir maintenant !
Il tourne sa face de lune souriante vers un Lucien rouge de colère.
— On fait du bon boulot ensemble !
Il dépose la boîte et le chaton franchit les derniers centimètres le séparant du festin.
— Mon chat adore ça, pérore Roger. Il ne le mérite pas, ce soir, étant donné qu'il a laissé un gros rat grignoter mon installation.
Une petite lueur amusée éclaire son regard.
— C'est beau ce panier, c'est toi qui l'as fait ? poursuit-il, à l'aise.
— Je ne te retiens pas, je suis attendu ! ment Lucien.
— Je ne fais que passer. Je me suis dit que tu n'avais pas de nourriture pour chat. Je te donne la ration de Potiron.
— ...
— Quoi ?
— Il s'appelle Potiron, ton chat de gouttière ? raille Lucien.
Jamais rien n'eut à cirer de ce gros matou. Pas comme l'avorton, là. Il sent qu'il l'aime déjà et ça fait bien longtemps qu'aucune émotion n'a réchauffé son cœur.
— Oui, sourit tristement Roger. C'est un nom ridicule mais c'était le chat de ma femme.
Un silence de deuil enveloppe les deux hommes. La même ombre passe sur leurs visages.
— Ça va, mon vieux ? demande doucement Roger.
— Ça ira, regimbe Lucien. Je sais encore m'occuper d'un chat !
Il précipite son voisin sur le perron. Le chaton miaule de dépit.
— Le petit gars veut que je reste, tente Roger avec un sourire engageant.
Le félin se frotte contre sa jambe en retour, puis contre celle de Lucien. Les deux hommes se regardent, attendris le temps d'un instant, puis Lucien claque la porte sur un rapide merci.
— Mais qu'est ce que tu me fais, toi ? râle-t-il, un doigt tendu vers l'animal.
Le chat bâille, s'étire, puis retourne finir la boîte de thon.
Lucien se laisse tomber sur le canapé. La maison est très silencieuse alors il pense... un acte de sabotage pour son premier Noël sans Marcel. Qu'a-t-il fait ? Il n'est pas fier de lui. Il ne se savait pas si aigri. Son regard glisse vers le renfoncement du coussin sur lequel Marcel posait ses cent kilos et il étouffe une nouvelle émotion. Ça fait deux le même soir, c'est beaucoup pour son vieux cœur, et celle-ci est plus douloureuse. Lucien sent une larme perler sur sa joue. Il la laisse glisser. Après tout, personne ne le voit. Le chaton se matérialise à ses côtés et se colle contre sa cuisse. Lucien résiste à la tentation de le saisir et de le poser sur ses genoux. Toujours laisser le temps faire... Et s'il l'appelait Marcel ? Le chaton frétille d'une oreille. Adopté ! Lucien laisse sa nuque reposer contre le dossier. Il s'endort, consolé par le petit soleil contre sa cuisse.
Le froid le réveille à l'aube. Le feu s'est éteint. Lucien se lève et peste : il a oublié ses chaussons dans le vestibule. Ils sont toujours trempés. Il sort pieds nus sous le porche et le chaton s'emmêle dans ses jambes avant de sauter sur le tas de bûches. Un paquet trône là, enroulé dans un joli papier doré. Lucien le sauve in extremis de la curiosité du chaton. Entre les replis déchirés, il entrevoit une paire de ciseaux. Il rougit jusqu'aux oreilles. Pourquoi a-t-il fait ça, et un soir de Noël en plus ?
On lui renvoie l'arme de son crime, mais pas seulement. Elle est accompagnée d'une paire de chaussons neufs, ils sentent bon le feutre d'antan, et d'un petit mot. En relevant la tête, Lucien voit Roger, sur le perron d'en face, qui lui sourit.
« La petite Elsa m'a raconté ton jardin de bois et de velours. Si on faisait équipe pour le prochain Noël ? »
PS : Potiron est un piètre chasseur, tes abattis seront en sécurité. Viens donc boire un café ! »
Le chat Marcel plante ses griffes dans la robe de chambre et lâche un miaulement impératif. Lucien a toujours écouté Marcel. Il lève un bras hésitant vers Roger. Un café, oui, c'est une idée...
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