Danser sur l'arceau de la destinée

Mon manque d'adresse dans les ultimes secondes de la finale expliquait-il à lui seul que le baril d'explosifs tombât sur le bâtiment principal de l'université ? Lien de conséquence funeste entre mon échec individuel et la ruine de l'Homme. Chaque jour, je ressasse l'épisode dans ma tête. Nour entre en driblant dans la raquette, fixe son adversaire en s'aidant de son dos et m'adresse une passe. Un pas de côté. Au moment d'ajuster mon shoot, je remarque une libellule monstrueuse vomir dans l'azur, un bref scintillement. Deux secondes de silence absolu tandis que l'humanité retient son souffle, les yeux rivés sur le ballon jouant au funambule sur l'arceau de la destinée. Dedans ! Le salut pour tous. Les engins de mort regagnent les entrailles de la bête. Dehors ! Les ténèbres s'abattent sur la terre. La mort omnisciente se repait des âmes innocentes. Dans un son mat et métallique, annonciateur d'une guerre aux dimensions industrielles, le ballon heurte le béton. Un souffle meurtrier vaporise mon père assit à son bureau.

Ma cousine Bushra interrompt mes rêveries d'un coup de pied.

-Dépêche-toi Lamia! Hafaz va faire une tentative. Il dit que la météo s'améliore. On doit être en bas dans cinq minutes.

En un éclair, je glisse à l'intérieur de mon sac mes rares possessions. De ma vie d'avant, seul subsiste le mini ballon de basket offert par papa le jour de mes huit ans. Aux trois-quarts dégonflé, il hiverne tel un animal, blottit dans un de mes vieux T-Shirt déchiré. Depuis le début de ce périlleux voyage, il m'arrive de caresser sa surface rugueuse pour me donner du courage. En me levant, je prends garde à ne pas marcher sur les immondices qui jonchent le sol. Marelle tardive aux relents nauséeux. A l'orée du sous-bois dissimulant notre camp situé en surplomb de la mer, je compte un groupe d'une cinquantaine de personnes agglutinées autour d'un canot pneumatique. Hafaz, de l'eau jusqu'aux genoux aide les premiers à embarquer. Il sourit en tendant sa grosse main velue. Quatre mille euros par tête. Misère et espérance constituent une somme rondelette. Fariz, son bras droit, vitupère et fait régner une discipline de fer. De sa voix de stentor, il rabroue les plus pressés en plaquant sur leurs poitrines tremblantes une paume de marbre. Deux hommes que je ne connais pas, placés de part et d'autre de l'embarcation, tentent de la garder stable. Je fixe les épaules de Bushra. Noyée dans la grisaille, un halo de brillance semble émaner de sa doudoune claire maculée de boue. Je plante mes pas dans les siens pour me forcer à oublier où je suis et ce que je m'apprête à faire. Comme à chaque fois que l'angoisse m'attrape au collet, je scrute les moindres détails qui m'entourent. La plage, abimée par les algues en décomposition, gémit sous les attaques d'un ciel dévoreur d'étoile. Les vagues d'une couleur pareille à la terre gluante dont on recouvre les tombeaux, s'ébrouent, impatientes de nous faire du mal. Et avec moi, affichant sur son visage un rictus cruel ou las, la fange rejetée de l'humanité chancelle sous le fardeau de la survie.

J'ai le droit à mon espace minuscule sur le frêle esquif dégoulinant de chair humaine. Les falaises blanches se rapprochent. Assise sur le boudin ceignant le canot, je peine à déployer mes jambes tant nous sommes nombreux. Je m'imbrique tant bien que mal entre des épaules d'enfants et les genoux de leurs mères. Sur les ordres d'Hafaz, nous glissons nos coudes sous ceux de nos voisins. Les cœurs palpitent à travers les couches de tissu dont l'épaisseur peine à nous protéger du vent coupant. Une litanie méchante s'abat sur nos têtes. Les quelques gilets de sauvetage sont à destination des enfants ! Si nous sommes pris, personne ne me connait ! Il est interdit de se lever pendant la traversée ! Si vous avez le mal de mer, vomissez par-dessus bord ! Une fois là-bas, c'est chacun pour soi ! Sans attendre l'effet que produisent ces paroles sur nos visages, il actionne la chaine du moteur. Un vrombissement retentit et le bateau commence à avancer, enveloppé dans des effluves d'essence écœurantes.

Je jette un coup d'œil définitif à cette terre gorgée d'indifférence. J'effleure la surface rugueuse. Le jour de la finale. Le rose sur les joues de Nour n'est plus. A la place, une pâleur extrême. Son regard, vide de toute combativité, semble empli de lassitude. En réalisant mon pas- chassé, mes jambes lestées de plomb refusent de bouger. Mes bras, comme après un long séjour dans la glace, frémissent d'un fourmillement affreux. Je lève les yeux au ciel et de nouveau apparaît le sinistre bref scintillement. Muni de son couteau, Fariz vient de transpercer le revêtement en caoutchouc. Une encoche minuscule laisse s'échapper l'air nous reliant à la vie. Quelle largeur fait la lame ? Combien de mètres cubes d'air contient le canot ? A coup sûr, l'excès de presque une tonne du poids maximal autorisé influe sur la vitesse d'épanchement. Le ballon se rit de nous en dansant sur l'arceau de la destinée. Dedans ! La largeur de la lame ne dépasse pas un centimètre. L'embarcation chargée de 3882 kilogrammes subit une pression de 128 bar. Les 31,42 mètres cubes d'air contenus à l'intérieur s'évacuent en deux heures trente. La capacité critique de flottabilité surgira dans deux heures cinq minutes, soit environ cinq minutes après l'heure d'arrivée prévue dans des conditions de navigation normales. Ils arriveront de l'autre côté trempés, mais saufs. Dehors ! La lame mesure deux centimètres. L'embarcation chargée de 3882 kilogrammes subit une pression de 128 bar. Les 31,42 mètres cubes d'air contenus à l'intérieur s'évacuent en une heure quarante-huit minutes. La capacité critique de flottabilité surgira dans une heure dix minutes, soit à un peu plus de la moitié de la traversée. Tous périront noyés, à l'exception d'un jeune homme érythréen de 19 ans, repêché par un chalutier français.

Je veux crier ! Hurler au monde le péril encouru. J'enfonce mes ongles dans la surface rugueuse. Bushra, sourde et aveugle à cause d'un mal de mer atroce, garde sa tête entre les cuisses. Mon voisin de gauche se contente de répondre d'un œil rond à mon affliction. Après les vagues bondissantes du rivage, l'avancée se fait plus calme. Des creux ternes et peu profonds nous affrontent à tour de rôle. A la recherche de notre air qui s'enfuit, je scrute, désespérée, la zone où le couteau de Fariz vient de frapper. Entre deux têtes, je croise le regard d'Hafaz. Il ne sait rien du compte à rebours fatal qui vient de s'enclencher. Le rivage disparaît, avalé à son tour derrière un rideau de fadeur. Un cri tout en sourdine prévient de l'abaissement de notre ligne de flottaison. La mer se met à cracher une écume furieuse qui fouette nos carcasses. Le néant s'ouvre, vertigineux. L'écart avec la noirceur des profondeurs se rapetisse. Nos coudes scellés et hérissés de pointes nous font hurler de douleur. Dans le canal de la Manche, à mi chemin entre la France et l'Angleterre, les ténèbres se déversent sur un confetti.

Les hurlements finissent par cesser. Bushra est partie tout de suite, sans se plaindre, avec dignité. Je m'accroche au ballon. L'eau glacée forme un étau qui écrase ma poitrine et qui m'étouffe peu à peu. Soulagée, je constate que la conscience de mon corps m'abandonne. Avec toute l'énergie qu'il me reste, je caresse du bout des doigts la surface rugueuse. Je sombre. Le gémissements des vagues se meut en clameur. Sur le terrain, nos adversaires nous tournent le dos et quittent le terrain. Libre de toute pression, Nour fait rebondir mollement le ballon. Elle m'adresse un regard désespéré. Deux grosses larmes coulent sous ses yeux. Elle le lance en ma direction. Je m'en saisi. Deux survivants seront sauvés par l'équipage du "risque-tout". Il m'échappe. Seul le jeune érythréen retrouvera la dureté des côtes françaises. Le ballon rebondit haut et fort puis me transperce. Il sort en dehors des limites du terrains. A la fin d'une série de sursauts agonisants, il s'immobilise à jamais.