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Histoire d'art
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D’ici et d’ailleurs
Diane Marnier <br><i>Conférencière à la Réunion des musées nationaux – Grand Palais</i>
Anand balaye le sable avec son pied. Il déterre un minuscule brin d'herbe. Il se demande s'il verra Bayan aujourd'hui. La jeune fille a eu une transe particulièrement violente hier soir. Tout le clan sait qu'elle sera chamane¹. Sa formation n'est qu'une formalité. Pourront-ils alors rester amis ?
Un bruissement dans son dos alerte le jeune homme. Il ferme les yeux. Pourvu que ce soit elle... il se retourne, plein d'espoir. « Taïga, c'est toi ! » dit-il à la jolie chèvre brune qui lui fait face. Elle vient contre sa cuisse et frotte doucement sa tête. Il y pose sa main et la caresse.
— Tu as raison de prendre soin d'elle. Elle le sent. C'est pour cela qu'elle te donne tant de lait, Anand sursaute en entendant la voix de Bayan. Celle-ci semble toujours venir du plus profond de la terre. Sans doute à cause de ses pouvoirs.
— Comment te sens-tu ? Ta transe semblait éprouvante hier. Le tambour a résonné plus fort que d'habitude.
— Les esprits étaient déterminés à me transmettre un message.
— Bon ou mauvais présage ?
— Je l'ignore. Les sensations que j'ai ressenties n'étaient pas toutes négatives. Taïga par exemple. Elle était là. Elle m'a montré notre désert. Elle m'a montré un homme venu de loin, avec de petits anneaux dans l'oreille. Il souriait. Même s'il faisait extrêmement chaud dans cette vision, elle était apaisante.
Anand n'a pas tout compris. Mais pendant qu'elle parlait, Bayan s'est approchée et a caressé Taïga avec lui. Leurs mains se sont frôlées plusieurs fois. Pour lui, c'est tout ce qui compte. Le cœur léger, il repart vers son troupeau, Taïga trottinant fièrement à ses côtés.
Alors qu'il parcourt la steppe pour que ses bêtes trouvent de quoi manger, un homme l'interpelle. Il parle anglais mais ses yeux, rieurs, évoquent une origine asiatique, coréenne peut-être. Les deux hommes tentent de se comprendre avec des gestes. L'étranger dit s'appeler Daesung Lee. Il montre son appareil photo à Anand. Il lui explique avoir photographié son père avec chèvres et brebis devant les montagnes il y a plusieurs années de cela. Il dit qu'il vient pour prendre une nouvelle photo. Quand il se tait, Anand remarque deux petits anneaux à son oreille.
Le berger, curieux, décide de regarder le photographe travailler. L'artiste positionne d'abord l'immense photo de son père avec ses bêtes et la cale dans le sable. Il recule et revient déplacer l'image pour que la ligne des montagnes de l'horizon se poursuive sur la photo. Puis, il place un cordon de sécurité devant l'œuvre, comme s'il fallait la protéger. Ou comme s'il fallait protéger cette nature qui a tant changé. Quand Anand était petit, son père emmenait son troupeau brouter ici. Désormais, il n'y a plus que du sable.
Alors que Daesung Lee s'apprête à prendre la photo de cette étrange installation, Taïga décide de se mettre juste devant. Anand se précipite pour la faire reculer et prend la place de son père dans l'image pendant une fraction de seconde. Seconde durant laquelle Daesung Lee prend la photo. Seconde pendant laquelle Anand a l'impression d'être dans une steppe verdoyante. Puis le temps s'arrête. La voix de Bayan s'élève derrière lui :
— Cet homme va dire au monde ce que notre terre devient et le monde comprendra. Même dans ce désert, notre culture survivra. Ensemble nous dirons au monde qu'il est urgent de faire quelque chose.
¹ Notamment dans certaines tribus du désert de Gobi en Mongolie, les chamans sont ceux qui communiquent avec les esprits, de la nature par exemple.

« Futuristic Archaeology » de Daesung Lee
Daesung Lee est un photographe engagé sud-coréen contemporain. La photographie documentaire permet à l'artiste de raconter les histoires des gens qu'il rencontre, d'évoquer des thèmes tels que la mondialisation et la crise écologique. Dans « D'ici et d'ailleurs », il immortalise un même morceau de paysage à différents moments, illustrant ainsi les effets du réchauffement climatique. Il met également en scène l'injustice que subissent les premières victimes de ces changements comme les nomades.
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