Cri d’outre-tombe

Toute histoire commence un jour, quelque part. Eh bien, la mienne, c’est une matinée d’un lundi particulièrement ensoleillé et chaud du mois de décembre qu’elle débuta. Tiré de mon lit en sursaut, mon regard balaya d’un bref coup de tête le cadran de la montre murale qui surplombait la fenêtre de ma chambre. Elle affichait 10 heures. Je n’avais donc pas entendu sonner ce foutu réveil qui pourtant m’annonce toujours brutalement le lever du jour. Ce n’est pas vrai ! criai-je. Pourquoi avait-il fallu que ce jour-là fût celui d’un réveil tardif ? Mon patron allait encore croasser après moi comme il savait bien le faire en de pareilles circonstances. C’était comme tous les lundis matins, la réunion de mise au point pour se fixer de nouveaux objectifs financiers à tenir tout le long de la semaine. Oh non ! Cette maudite réunion était une véritable source de stress pour tous les employés. J’eus tout juste le temps d’enfiler le premier pantalon et la première chemise à portée de main avant d’enfourcher maladroitement mon scooter.
A mon arrivée tout dégoulinant de sueur, tout le monde était déjà réuni autour de la grande table de conférence et le directeur pontifiait le discours. L’unique porte d’accès dans la pièce se plaignit de sa vieillesse et trahit mon arrivée impertinente. Après avoir essuyé d’humiliantes critiques, je pris place aux côtés du très sympathique Lucien, l’unique collègue avec qui je m’entends plutôt bien. À peine m’étais-je assis que mes paupières s’alourdirent. J’avais à nouveau sommeil. La voix métallisée et monocorde du patron ne m’aidait pas trop à rester éveillé. Il fallait à tout prix rester en éveil. Ou alors en donner l’impression, car tout signe de somnolence pouvait me valoir un blâme de trop. Je décidai alors de me remémorer les récents évènements de la veille. Ceux-là mêmes qui m’avaient empêché d’avoir un sommeil paisible et réparateur. J’étais si intrigué que je ne pouvais m’empêcher d’y penser.
La veille, comme à mon habitude chaque dernier dimanche du mois, je m’étais rendu dans mon village, Souza, à quelques dizaines de kilomètres de ma ville de résidence pour m’acquitter d’un devoir sacré, mon devoir de chef de famille : ôter les mauvaises herbes qui harcèlent les tombes du caveau familial. On raconte chez nous que les morts ne sont pas morts. Tout comme les vivants, ils ont besoin d’attention. On raconte même qu’ils se fâcheraient lorsque leur dernière demeure n’est pas entretenue. Ils peuvent alors revenir au moyen de songes, et d’apparitions inexpliquées pour tourmenter les vivants, du moins ceux qui en ont la charge. En Afrique traditionnelle, on le sait mieux que personne : honorer les morts n’apporte qu’un flot de bénédictions. Dans la tribu des Abo, c’est le premier né de chaque famille qui en assume la responsabilité. C’est alors qu’armé de ma machette, j’allais toiletter l’espace de vie de mes ancêtres. C’est là que moi-même je reposerai un jour.
Et pourtant ce jour-là, cette simple tâche de routine ne se passa pas comme à l’accoutumée. J’avais cette étrange impression que je n’étais pas seul. Je me sentais épié, observé... Et chaque fois que je tentais de poser les yeux sur cette chose, il n’y avait personne. L’air était devenu tout d’un coup si pesant, si... Un léger vent souffla et leva quelques feuilles mortes au passage non sans me couvrir entièrement de chair de poule. Pendant une trentaine de minutes, un cri d’oiseau inhabituel se faisait de plus en plus persistant. L’écho de son chant déchirait le silence et emplissait la forêt comme si les autres oiseaux s’étaient tus pour lui donner la parole. Il traduisait une certaine tristesse, une mélancolie si profonde qu’elle me remua profondément. C’était comme si cet oiseau avait un message à porter au monde. Chez nous, les oiseaux sont des porteurs de messages. De bons, et de mois bons.
J’essayai de ne pas accorder une quelconque importance à tout ceci. Je me hâtai d’achever ma besogne et de retourner en ville afin de préparer la semaine de travail qui pointait. Ce soir-là, dans mon appartement, après le 20 heures, je décidai de m’arrêter sur un vieux film qu’une chaîne de télé française diffusait. Je ne sais plus laquelle, mais le film quant à lui, je ne l’ai jamais oublié. Le bon, la bête, et le truand. Ce vieux western que je découvrais pour la première fois dans l’une de ces salles de ciné mythiques de nos villages au début des années 80. Le revoir m’enchantait et faisait la promesse d’une immersion dans mes émotions de gamin. Hélas, la fatigue et la longueur du film eurent raison de moi. Et je m’endormis sur mon fauteuil. Je sursautai une demi-heure plus tard lorsque les aboiements répétés de Micky m’ôtèrent brutalement des bras de Morphée. Rassuré que mon chien restait éveillé, je me levai, étendis le téléviseur, puis les lumières avant de me diriger vers ma chambre. Les aboiements se faisaient de plus en plus forts. Le chien semblait être irrité pas quelque chose. Il fallait en avoir le cœur net. Je sortis. Une fois dans la cour, je me rendis aussitôt à l’évidence. Il n’y avait personne. Et pourtant le chien continuait d’aboyer férocement vers une direction. Je me rapprochai de lui, lui caressai le dos. Lorsqu’il fut suffisamment calme, je retournai à l’intérieur.
Une fois sur mon lit, des doutes envahirent mon esprit. Et si Micky avait vu un fantôme ? me demandais-je. Les animaux parfois perçoivent ce que les humains ne voient pas. J’essayai de les dissiper de mon esprit en essayant de rationaliser mes idées. Et pourtant, malgré mes efforts je n’y arrivais pas. Je fus alors subitement saisi d’un sentiment indescriptible d’angoisse. Et le sommeil, las d’attendre que mon esprit se calma, s’en alla, me laissant dans l’insomnie, aux prises avec mes inquiétudes. Alors que je m’apprêtais à quitter mon lit pour me laisser distraire par les images de mon téléviseur, j’entendis à ma fenêtre le triste chant de cet oiseau qui avait frappé mon attention des heures plus tôt en journée. C’était la toute première fois de l’entendre chanter d’aussi près, en ville, et à cette heure de la nuit. Mes cheveux se hérissèrent. Il était si proche... Je tentai de me retirer dans la salle de séjour. C’est alors que... Ce que je vis là me stupéfia et me glaça le sang. Je restai statufié là. J’eus l’impression que ma langue emplissait ma bouche. Je voulus hurler mais je n’y arrivais pas. Aucun son audible ne s’échappait de ma bouche. La pièce obscure était chichement illuminée. Une fenêtre en vitre renvoyait faiblement la lumière du lampadaire de la rue voisine dans la pièce. Il était là... Euh... Je vis dans la pénombre la silhouette d’un homme fort, élancé et visiblement musclé. Il restait là, immobile, sans mot dire, le visage braqué contre le sol. Vêtu de haillons, il était de dos comme s’il ne voulait pas que je découvris son visage. Je fis quelques pas en arrière, puis je fermai les yeux comme pour échapper à la réalité, à ma réalité. En les rouvrant, l’homme n’était plus là. Comme par enchantement, il s’était volatilisé alors que la porte principale restait verrouillée. Je vérifiai toutes les pièces de mon appartement l’une après l’autre. Rien. Personne. Dans la cour, il n’y était pas non plus.
Une tape chaleureuse sur l’épaule gauche me tira de ces réflexions lugubres. C’était Lucien. La réunion venait de s’achever. Lucien pris place à côté de moi, inquiet par ce retard inhabituel et la sale gueule que j’avais. Je n’hésitai pas à lui raconter l’objet de mes tourments.
- C’est vraiment étrange, dit-il en se frottant le menton. Il faut prendre tout ceci au sérieux. Que vas-tu faire maintenant ?
- Je n’en sais rien. Je pense que tu es un peu trop alarmiste. Si ça se trouve, c’est peut-être mon esprit qui me joue des tours. Tu sais, j’étais vraiment fatigué hier et peut-être cela a été pour quelque chose.
- Je pense que tu simplifies un peu trop ce qui s’est passé. Je te suggère d’aller voir un marabout. J’en connais un qui est très bon. Il pourra peut-être t’apporter une solution. Qu’en dis-tu ?
- Non, Lucien. Laisse tomber. Ces choses-là, ce n’est pas pour moi. Je n’y ai jamais cru et je n’y croirai jamais. Merci de me le proposer, mais je préfère essayer autre chose.
Ce jour-là, je décidai de me changer les idées en faisant du jogging après le boulot. Cependant, je ne pouvais m’empêcher de ressasser en boucle les récents évènements. J’essayai de me convaincre de la thèse de la fatigue pour donner du sens à tout ceci. Le soir venu, tout se passa plutôt normalement. Tout était alors rentré à la normale. J’eus certes quelques difficultés à trouver le sommeil ce soir-là, mais ma nuit fut paisible, et les nuits d’après aussi. Au bout de deux semaines, on peut dire que j’avais déjà presque tout oublié de ma mésaventure. Et ma vie reprit son cours normal jusqu’à cette fameuse visite que je dus rendre à mon frère.
J’avais reçu un appel. C’était mon frère qui m’invitait à diner chez lui avec sa famille. Tout se passa bien jusqu’au moment où, en quittant la table, mon neveu de 15 ans s’écroula sans aucune explication logique, laissant choir les plats et les verres qu’il tenait dans un fracas assourdissant. Pour la première fois, il s’était évanoui. Et ce, pour des raisons que son médecin de père n’arrivait pas élucider. Alors que ce dernier tentait de le réanimer en suivant la procédure d’usage, j’entendis le chant de tristesse de cet oiseau bizarre et cela m’intrigua au plus haut point. Et si c’était un message ? Mais lequel ?
- Qu’est-ce qu’il a ? demandai-je à mon frère la voix tremblante.
- Hmm... ça commence déjà à être inquiétant. C’est la deuxième fois cette semaine qu’il nous fait cette crise. Je ne comprends plus rien. Et pourtant il est en parfaite santé. Cela a commencé depuis qu’il s’est mis en tête qu’un homme vient nous rendre visite la nuit tombée. Les enfants et leur imagination.
- Quoi ? Un homme ? Une semaine seulement tu dis ? A ce moment, je ne pus m’empêcher d’établir le lien avec ce qui m’était arrivé.
- Tu l’entends ? Tu entends l’oiseau chanter ? demandai-je.
- Quoi ? Non je... je ne perçois rien. Tu ne vas pas t’y mettre toi aussi... Aide-moi plutôt à le porter jusqu’à la chambre. Il a besoin de repos.
En partant ce soir-là, je savais qu’il y avait quelque chose qui se tramait. Mais quoi ? Je ne pouvais le dire. Le cartésianisme exacerbé de mon frère ne m’aidait en rien. Cette nuit-là, mon sommeil fut plutôt paisible. Bref, jusqu’à quatre heures du matin. Un pressante envie me cisela les entrailles et me força à quitter le lit. Avant même que ma plante de pied eut foulé le carreau rugueux et froid de ma chambre... Il était là, de dos, tout prêt de la porte, le regard baissé. Cette fois sous la lumière, je pus contempler l’armature impressionnante de son corps. Les pieds nus, il portait une grande chemise originellement blanche, mais jaunie par la crasse. Son pantalon lacéré à certains endroits couvrait mal ses cuisses affermies. Son dos était criblé de petits trous, visiblement l’impact des balles de fusil où s’écoulait du sang encore frais. Immobile, il ne dit mot. Je ne vais pas vous le cacher. Tout ce que je m’apprêtais à déposer dans les lieux d’aisance s’échappa de mon corps. Je ne contrôlais plus rien. Je tremblais telle une feuille à la merci du vent. Le chant de l’oiseau se fit une fois de plus entendre tandis que les aboiements du chien au dehors se faisaient de plus en plus menaçants. Je ne sais plus ce qui se passa par la suite. Me suis-je peut-être évanoui. Je n’en sais rien. Tout d’un coup, ce fut le noir total.
Lorsque mes yeux s’ouvrirent à nouveau, il était 9h47. J’allais être une fois de plus en retard au boulot. Je me précipitai à informer Lucien qui accepta de m’accompagner chez son marabout.
C’est ainsi que cet après-midi-là, après le boulot, nous nous rendîmes chez un nganga comme on les appelle chez nous. Après avoir patienté près d’une heure dans une file interminable, ce fut enfin notre tour. Lorsque nous primes face au praticien, il agita son chasse-mouche dans tous les sens. Puis prit de grandes bouchées de vin blanc qu’il expectora aux quatre coins de la pièce. Le nganga me fixa longuement puis jeta à terre des cauris et se mit à lire.
- Je vois l’esprit d’un homme mort depuis très longtemps qui n’a pas retrouvé le repos, la paix. Et tant qu’il ne l’aura pas, il continuera de vous hanter et commettra des dégâts dans votre vie. C’est l’un de vos ancêtres. Il ne vous tuera pas, mais il vous nuira ainsi que votre entourage aussi longtemps que vous vivrez.
- Quoi ? C’est l’un de mes ancêtres ? Mais pourquoi m’avoir choisi moi ? Que me veut-il au juste ? demandai-je.
- Tu es le gardien du caveau familial, là où reposent tous les membres de ta famille depuis des générations. Mais lui, il n’y est pas. Il est mort très loin de chez lui, et de manière très brutale. Il n’a jamais eu de sépulture digne. Ses restes croupissent encore quelque part dans un lieu inconnu, très loin d’ici. Tu dois les retrouver et les mettre en terre auprès des siens.
Après cette séance de divination, je me rendis au village pour rencontrer les oncles les plus âgés de la famille afin d’en savoir davantage sur cet ancêtre dont je n’avais jamais entendu parler. Après plusieurs entretiens infructueux, je tombai enfin sur un vieil homme de plus de 115 ans qui m’en apprit en quinze minutes bien plus que mes autres interlocuteurs en trois jours. Il me raconta :
« Tu parles bien de Tombi. C’était le frère cadet de ton arrière-grand-père. Mon fils, il y a bien longtemps. A l’époque où les Allemands étaient encore ici. De jeunes gens étaient embarqués de force pour travailler sur les chantiers de travaux forcés à construire des routes, des lignes de chemins de fer... Las de cette vie de servitude, Tombi et d’autres hommes du village décidèrent de s’en fuir. Ce qui ne plut pas du tout aux Blancs. Ils furent pourchassés de jour comme de nuit. Tombi n’eut pas la chance de s’en sortir. Il fut abattu de plusieurs balles dans le dos alors qu’il tentait de traverser une rivière. Nous n’étions plus que deux lorsque nous arrivâmes au village sains et saufs mais terriblement épuisés par la marche et la course ».
Mon informateur ne put s’empêcher d’écraser une petite larme qui essayait de se fondre dans sa barbe broussailleuse et blanchie par le poids de l’âge. Cette nuit-là, je rêvai de tout cela comme si je l’avais vécu moi-même, comme dans un film. A mon réveil, je pleurais. Avec l’aide du vieil informateur, de deux nganga, et de quelques membres de notre grande famille, nous retournâmes sur le lieu que nous indiquait le vieil homme. Au fur et à mesure qu’on s’enfonçait dans la forêt, des éléments de mon rêve me revenaient comme des flashs mémoriels. Enfin on le retrouva au pied d’un grand arbre. Du moins ce qui restait de lui. Désormais, il repose parmi les siens, dans la paix, cette paix qu’il a tant recherchée. Deux jours après la mise en terre, mon informateur s’éteignit à son tour et reposa auprès de son vieux frère.