« Cours, Pho, cours ! »1 me répétais-je en guise d'encouragement. J'étais le plus rapide du groupe et c'était la tâche qui m'était dévolue. Je l'honorais au-delà de toute attente, y couplant au plaisir du devoir accompli celui de la course pour la course.
Les autres, souvent, préféraient le piégeage, et surtout, utilisaient des propulseurs à sagaie pour se tenir à distance de leur proie. Mais moi, ce que j'aimais, c'était la voir détaler et me mettre au défi de la rattraper.
Dès que je fus en âge de tenir sur mes jambes, j'éprouvai le besoin de mettre ces dernières à l'épreuve, et de découvrir jusqu'où elles pouvaient m'emmener.
Petit, je courais derrière le groupe pour ne pas me laisser distancer, je courais pour jouer, après des enfants, une feuille, un papillon. Plus tard, viendraient s'ajouter la chasse et l'envie.
J'ai besoin de vivre en moi cette énergie qui me transforme, allège mes souffrances, dissipent mes doutes. Sentir sous mes pieds le roulement des cailloux, la froideur de la glace, la siccité de l'herbe, accueillir sur mon front et mes joues la caresse tiède ou piquante du vent, éprouver cette force vitale qui se concentre au centre de mon être pour pouvoir mieux se dilater ensuite, me procure une joie immense.
Un jour, peut-être, lorsque j'aurai fait mon temps au sein du groupe et transmis aux plus jeunes ce qu'il y a à savoir, je partirai, seul, et je courrai droit devant moi pendant des jours, et peut-être parviendrai-je alors à découvrir ce qu'il y a au-delà du Bout de la Queue de l'Aurochs, qui paraît-il, marque le début de l'autre monde.
Mais il est trop tôt pour cela.
« Cours, Pho, cours ! » J'ai couru aussi vite que j'ai pu et je l'ai rejoint. La pointe de mon pieu s'est enfoncée dans sa chair avec une facilité stupéfiante. C'est que je suis aussi le plus fort du groupe, et que ma frappe s'est renforcée au fil des ans. Il le faut pour la chasse que j'ai choisie. Le corps à corps ne permet pas d'hésitation. J'aime cet instant décisif où je sais qu'il faut que je m'élance.Puis ce moment de liberté intense, où je sens mes jambes et tout mon corps participer à cet effort d'une puissance phénoménale. Enfin, je bondis sur ma proie, par derrière, en même temps que mon bras gauche se lève puis enfonce profondément, au niveau du flanc, mon arme dans son cœur. Nul biface ni pointe n'orne ma lance, je n'ai qu'un épieu de bois, court mais effilé, brûlé à son extrémité pour en augmenter la résistance, et qui ne servira qu'une seule fois. À animal unique, lame unique.
Nous rapportâmes au campement le renne qui m'avait offert sa vie pour la survie des miens.
Nous n'avions rien mangé depuis trois jours, n'ayant croisé aucun animal, fût-il mort ou vivant, et les nerfs commençaient à s'échauffer. Le temps, lui, était glacial. La fine pellicule de glace qui recouvrait tout avait ralenti notre marche. Nous avions établi notre camp dans une grotte que nous avions déjà visitée à plusieurs reprises, bien assez grande pour nous accueillir tous les cinq. Nous avions décidé d'y passer quelques semaines pour nous reposer des épreuves endurées, et dès l'aube, je m'étais élancé sur la trace du cervidé, son odeur musquée emplissant encore mes narines lorsque j'atteignis la plaine où il se repaissait de lichens.
Ma l'a soigneusement dépecé. Elle est extraordinaire, il lui suffit de quelques minutes pour démembrer un animal. Un peu plus pour un aurochs ou un mammouth, bien sûr. Elle dépose autour d'elle plusieurs couteaux aux lames aiguisées, et les choisit en fonction de la partie à découper. Elle les manie avec la même précision qu'il faut pour représenter nos scènes de chasse sur les parois rugueuses de nos tanières. Et c'est Phé, ensuite, qui préparera la peau. Parfois, Si lui donne un coup de main, mais semble souvent écœuré par l'odeur qui flotte dans l'atelier de découpage.
Leurs outils, ce sont elles qui les fabriquent. Elles refusent toujours ceux que je leur propose. Ma surtout, la plus orgueilleuse. Phé, la plus âgée de nous tous, dont parfois je perçois la lassitude, accepte parfois un grattoir ou un couteau à pierre de ma confection. Elle le tourne, le retourne, l'observe avec soin, puis en éprouve la solidité et l'efficacité. S'il est à son goût, alors elle lève ses yeux vers moi, et son regard s'illumine, et je ressens la même chaleur que celle de l'astre étincelant qui sait nous réchauffer quelquefois.
Le renne était dodu, nous avions largement de quoi tenir deux ou trois semaines, même si les baies, écorces et autres végétaux se montraient plus rares par ce temps extrême. Je pouvais donc m'autoriser du repos, mais bien entendu, ce n'était pas mon intention, au grand dam de Ma, de So, et même de Ne, le dernier-né, qui s'accrochait à ma jambe avec l'opiniâtreté du désespoir. Seul Si paraissait indifférent à ma passion, comme à tout un tas d'autres choses. Il demeurait souvent assis autour du feu, le regard happé par le spectacle des flammes qui s'élevaient, se tordaient, se dévoraient l'une l'autre, et finissaient par retrouver leur calme et s'endormir.
Je repoussai Ne de la jambe et m'élançai au dehors. Je suivis un sentier mainte fois emprunté, contournant le lac Bibi, puis remontai vers la crête qui surplombait la plaine. C'est là que je l'ai vue. Au premier regard, je sus que c'était une femme. Elle était seule, et j'apercevais son groupe plus loin, marchant vers l'horizon. Et subitement, il me vint l'idée folle de la rattraper, cette femelle solitaire, et de m'accoupler avec elle. Pour changer, juste pour changer, Ma et surtout So se montrant moins ardentes sous mes coups de hanche.
« Cours, Pho, cours ! », m'excitai-je, bien décidé, une fois encore, à ne laisser aucun choix à ma proie.
Jamais je n'avais couru aussi vite. Elle était loin, et je savais qu'elle me repérerait une fois descendu dans la plaine. Je courus à perdre haleine, renonçant à sentir mes pieds, mon torse, ma tête. Devant moi, elle venait de se retourner et je sus qu'elle eut peur. Elle fit promptement demi-tour et s'enfuit vers les siens. Mais elle n'avait pas les moyens de ses ambitions et ne pouvait concurrencer l'athlète que j'étais. En deux temps trois mouvements, j'étais à sa hauteur. Je lui saisis le bras et la forçai à se retourner.
Son visage était étrange, si étrange, je n'en avais jamais vu de pareil. Ses yeux, sombres comme la terre au-delà des collines de l'Ours qui Boite, étaient comme protégés par deux corniches, la pente de son front s'avançant en une saillie très marquée, comme les bourrelets de roche que l'on trouve parfois à la sortie des grottes et qui protègent de la pluie. Son crâne était plus grand que le nôtre, plus aplani il me semble, sa face était large, et lorsqu'elle essaya de mordre la main qui l'agrippait, j'aperçus sur le haut de sa bouche deux dents de grandes dimensions. Et que dire de son nez ? C'est un roc, c'est un pic, c'est un cap, que dis-je, c'est une péninsule !2
Pourtant, je ne lus pas d'effroi au cœur de ses pupilles, plutôt de l'intérêt. Et je parvins rapidement à calmer ses assauts. Elle me faisait face, et je sentis dans mon bas-ventre un bouillonnement étrange, et cette ardeur s'amplifia au point de se propager entre ses hanches. Alors, tout doucement, elle desserra mon étreinte, se retourna tout en conservant son regard planté très très loin dans mon désir, m'offrit sa croupe et se mit à osciller le corps de droite à gauche et d'arrière en avant, dans un balancement délectable.
Elle soufflait, je soufflais, et bientôt, nous ressentîmes, à l'unisson il me semble, une volupté euphorique telle que nous n'en avions jamais connue auparavant. Puis, conscients de l'urgence de la situation, nos corps redevinrent deux et elle déguerpit en direction des siens qui venaient à notre rencontre d'un pas alerte.
Je rejoignis au plus vite la crête. Et maintenant, je suis là à la regarder s'éloigner, et je me dis que jamais je n'ai connu plaisir aussi fort... sauf peut-être lorsque je cours dans l'immensité du monde.
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1. Merci, Forrest Gump.
2. Merci, Cyrano.
Les autres, souvent, préféraient le piégeage, et surtout, utilisaient des propulseurs à sagaie pour se tenir à distance de leur proie. Mais moi, ce que j'aimais, c'était la voir détaler et me mettre au défi de la rattraper.
Dès que je fus en âge de tenir sur mes jambes, j'éprouvai le besoin de mettre ces dernières à l'épreuve, et de découvrir jusqu'où elles pouvaient m'emmener.
Petit, je courais derrière le groupe pour ne pas me laisser distancer, je courais pour jouer, après des enfants, une feuille, un papillon. Plus tard, viendraient s'ajouter la chasse et l'envie.
J'ai besoin de vivre en moi cette énergie qui me transforme, allège mes souffrances, dissipent mes doutes. Sentir sous mes pieds le roulement des cailloux, la froideur de la glace, la siccité de l'herbe, accueillir sur mon front et mes joues la caresse tiède ou piquante du vent, éprouver cette force vitale qui se concentre au centre de mon être pour pouvoir mieux se dilater ensuite, me procure une joie immense.
Un jour, peut-être, lorsque j'aurai fait mon temps au sein du groupe et transmis aux plus jeunes ce qu'il y a à savoir, je partirai, seul, et je courrai droit devant moi pendant des jours, et peut-être parviendrai-je alors à découvrir ce qu'il y a au-delà du Bout de la Queue de l'Aurochs, qui paraît-il, marque le début de l'autre monde.
Mais il est trop tôt pour cela.
« Cours, Pho, cours ! » J'ai couru aussi vite que j'ai pu et je l'ai rejoint. La pointe de mon pieu s'est enfoncée dans sa chair avec une facilité stupéfiante. C'est que je suis aussi le plus fort du groupe, et que ma frappe s'est renforcée au fil des ans. Il le faut pour la chasse que j'ai choisie. Le corps à corps ne permet pas d'hésitation. J'aime cet instant décisif où je sais qu'il faut que je m'élance.Puis ce moment de liberté intense, où je sens mes jambes et tout mon corps participer à cet effort d'une puissance phénoménale. Enfin, je bondis sur ma proie, par derrière, en même temps que mon bras gauche se lève puis enfonce profondément, au niveau du flanc, mon arme dans son cœur. Nul biface ni pointe n'orne ma lance, je n'ai qu'un épieu de bois, court mais effilé, brûlé à son extrémité pour en augmenter la résistance, et qui ne servira qu'une seule fois. À animal unique, lame unique.
Nous rapportâmes au campement le renne qui m'avait offert sa vie pour la survie des miens.
Nous n'avions rien mangé depuis trois jours, n'ayant croisé aucun animal, fût-il mort ou vivant, et les nerfs commençaient à s'échauffer. Le temps, lui, était glacial. La fine pellicule de glace qui recouvrait tout avait ralenti notre marche. Nous avions établi notre camp dans une grotte que nous avions déjà visitée à plusieurs reprises, bien assez grande pour nous accueillir tous les cinq. Nous avions décidé d'y passer quelques semaines pour nous reposer des épreuves endurées, et dès l'aube, je m'étais élancé sur la trace du cervidé, son odeur musquée emplissant encore mes narines lorsque j'atteignis la plaine où il se repaissait de lichens.
Ma l'a soigneusement dépecé. Elle est extraordinaire, il lui suffit de quelques minutes pour démembrer un animal. Un peu plus pour un aurochs ou un mammouth, bien sûr. Elle dépose autour d'elle plusieurs couteaux aux lames aiguisées, et les choisit en fonction de la partie à découper. Elle les manie avec la même précision qu'il faut pour représenter nos scènes de chasse sur les parois rugueuses de nos tanières. Et c'est Phé, ensuite, qui préparera la peau. Parfois, Si lui donne un coup de main, mais semble souvent écœuré par l'odeur qui flotte dans l'atelier de découpage.
Leurs outils, ce sont elles qui les fabriquent. Elles refusent toujours ceux que je leur propose. Ma surtout, la plus orgueilleuse. Phé, la plus âgée de nous tous, dont parfois je perçois la lassitude, accepte parfois un grattoir ou un couteau à pierre de ma confection. Elle le tourne, le retourne, l'observe avec soin, puis en éprouve la solidité et l'efficacité. S'il est à son goût, alors elle lève ses yeux vers moi, et son regard s'illumine, et je ressens la même chaleur que celle de l'astre étincelant qui sait nous réchauffer quelquefois.
Le renne était dodu, nous avions largement de quoi tenir deux ou trois semaines, même si les baies, écorces et autres végétaux se montraient plus rares par ce temps extrême. Je pouvais donc m'autoriser du repos, mais bien entendu, ce n'était pas mon intention, au grand dam de Ma, de So, et même de Ne, le dernier-né, qui s'accrochait à ma jambe avec l'opiniâtreté du désespoir. Seul Si paraissait indifférent à ma passion, comme à tout un tas d'autres choses. Il demeurait souvent assis autour du feu, le regard happé par le spectacle des flammes qui s'élevaient, se tordaient, se dévoraient l'une l'autre, et finissaient par retrouver leur calme et s'endormir.
Je repoussai Ne de la jambe et m'élançai au dehors. Je suivis un sentier mainte fois emprunté, contournant le lac Bibi, puis remontai vers la crête qui surplombait la plaine. C'est là que je l'ai vue. Au premier regard, je sus que c'était une femme. Elle était seule, et j'apercevais son groupe plus loin, marchant vers l'horizon. Et subitement, il me vint l'idée folle de la rattraper, cette femelle solitaire, et de m'accoupler avec elle. Pour changer, juste pour changer, Ma et surtout So se montrant moins ardentes sous mes coups de hanche.
« Cours, Pho, cours ! », m'excitai-je, bien décidé, une fois encore, à ne laisser aucun choix à ma proie.
Jamais je n'avais couru aussi vite. Elle était loin, et je savais qu'elle me repérerait une fois descendu dans la plaine. Je courus à perdre haleine, renonçant à sentir mes pieds, mon torse, ma tête. Devant moi, elle venait de se retourner et je sus qu'elle eut peur. Elle fit promptement demi-tour et s'enfuit vers les siens. Mais elle n'avait pas les moyens de ses ambitions et ne pouvait concurrencer l'athlète que j'étais. En deux temps trois mouvements, j'étais à sa hauteur. Je lui saisis le bras et la forçai à se retourner.
Son visage était étrange, si étrange, je n'en avais jamais vu de pareil. Ses yeux, sombres comme la terre au-delà des collines de l'Ours qui Boite, étaient comme protégés par deux corniches, la pente de son front s'avançant en une saillie très marquée, comme les bourrelets de roche que l'on trouve parfois à la sortie des grottes et qui protègent de la pluie. Son crâne était plus grand que le nôtre, plus aplani il me semble, sa face était large, et lorsqu'elle essaya de mordre la main qui l'agrippait, j'aperçus sur le haut de sa bouche deux dents de grandes dimensions. Et que dire de son nez ? C'est un roc, c'est un pic, c'est un cap, que dis-je, c'est une péninsule !2
Pourtant, je ne lus pas d'effroi au cœur de ses pupilles, plutôt de l'intérêt. Et je parvins rapidement à calmer ses assauts. Elle me faisait face, et je sentis dans mon bas-ventre un bouillonnement étrange, et cette ardeur s'amplifia au point de se propager entre ses hanches. Alors, tout doucement, elle desserra mon étreinte, se retourna tout en conservant son regard planté très très loin dans mon désir, m'offrit sa croupe et se mit à osciller le corps de droite à gauche et d'arrière en avant, dans un balancement délectable.
Elle soufflait, je soufflais, et bientôt, nous ressentîmes, à l'unisson il me semble, une volupté euphorique telle que nous n'en avions jamais connue auparavant. Puis, conscients de l'urgence de la situation, nos corps redevinrent deux et elle déguerpit en direction des siens qui venaient à notre rencontre d'un pas alerte.
Je rejoignis au plus vite la crête. Et maintenant, je suis là à la regarder s'éloigner, et je me dis que jamais je n'ai connu plaisir aussi fort... sauf peut-être lorsque je cours dans l'immensité du monde.
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1. Merci, Forrest Gump.
2. Merci, Cyrano.