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Je sens que la fin est proche. J'ai décidé de ne plus me battre, j'attends la mort qui me libérera enfin de toutes les souffrances que j'endure depuis des mois. Je ne suis plus qu'un matricule, faible, émacié, incapable de tenir sur mes jambes. Je suis là, étendu sur ma paillasse, dans ce baraquement sombre qui empeste la sueur, l'urine, les excréments... Ce matin, je ne me suis pas rendu à l'appel car j'ai décidé de partir retrouver celui que j'ai aimé, tant aimé... Ils vont venir, me projeter violemment au sol, aboyant tels des chiens de garde tirant sur leurs chaînes. Et les coups vont pleuvoir, coups de crosse, coups de pieds, coups de poing à n'en plus finir. Lorsque je ne serai plus qu'une masse informe, sanguinolente, désarticulée et sans vie, un de mes compagnons d'infortune viendra. Il déposera mon corps sur une charrette à bras et l'emmènera à l'extérieur du camp, au block X, là où les cheminées crachent sans discontinuer leur fumée noire nauséabonde. Je l'ai fait tant de fois ! Combien de cadavres ai-je moi-même portés jusqu'au krematorium ? Des dizaines ? Non, des centaines. Cela fait plus d'un an que je suis ici. Comment ai-je fait pour tenir si longtemps ? J'étais grand et fort, c'est peut-être pour cela que je suis toujours en vie. Mais je ne suis plus le jeune homme que l'on a arrêté ce lundi de juillet 1943.
Il faisait si beau ce jour là. Avec Victor, nous avions passé la journée à épamprer la vigne de son père. Cela faisait deux ans que j'y travaillais comme ouvrier viticole. Je venais d'avoir dix-huit ans. Victor était de deux ans mon aîné. Lorsque, pour la première fois, nos regards se sont croisés, j'ai su que ma vie allait changer. Grand, blond aux yeux bleus, les épaules larges, le teint hâlé par la vie au grand air, il émanait tant de beauté et de force de sa personne que j'en fus bouleversé. Nous sommes devenus amis, puis amants. Je logeais dans une petite chambre aménagée sous les combles de la grande demeure de la famille de Victor. C'est là que nous nous retrouvions, la nuit, dès que la maison était endormie. Nous étions heureux, la guerre ne nous souciait pas. Il nous arrivait de croiser des patrouilles allemandes mais, indifférents, nous n'y prêtions guère attention. Seul le bonheur d'être côte à côte, de suer ensemble dans les vignes, nous importait. Et il y a eu ce lundi où tout a basculé, où ma vie s'est écroulée et a pris le chemin de l'enfer. À l'approche de la maison, nous avons senti que quelque chose d'anormal se passait. Des hurlements provenaient du bout de la rue. Nos pas se sont accélérés et, à l'approche de notre destination, on a aperçu quatre soldats allemands et trois miliciens molestant la mère de mon ami devant un Blitz bâché arrêté au milieu de la chaussée. Je ne sais pourquoi, mais Victor s'est précipité en direction du groupe. Il a voulu s'interposer, semble-t-il ; il a été projeté au sol et un soldat l'a frappé avec la crosse de son Mauser. Victor criait. J'ai entendu un autre militaire, un officier SS probablement, hurler : « Schwein, Arschficker... Du wirst sterben ! », puis il a sorti son Luger P08 de son étui en cuir noir et a tiré une balle dans la tête de Victor. J'étais pétrifié, incapable du moindre mouvement. Je ne parlais pas très bien l'allemand mais j'ai compris qu'on l'avait traité de porc, de pédé et qu'il allait crever. Le soldat qui avait frappé Victor a pointé son fusil sur moi et un des miliciens m'a interpellé : « Viens, approche, sinon tu connaîtras le sort de cet enculé. » Ma tête s'est vidée, je n'étais plus moi. Tel un automate commandé à distance, je me suis approché, l'arme toujours pointée sur moi, mon regard ne pouvant se détacher du corps de mon ami gisant sur la chaussée, la tache de sang autour de sa tête s'élargissant. Arrivé à son niveau, inconsciemment, j'ai voulu me pencher sur lui pour le prendre dans mes bras et j'ai senti mon crâne exploser. Je ne sais combien de temps je suis resté inconscient mais, lorsque j'ai ouvert les yeux, je me suis trouvé allongé sur un sol en béton dans une pièce sombre et humide. J'ai passé la main sur ma nuque douloureuse et l'ai retirée couverte de sang coagulé. Dans la pénombre, j'ai aperçu une silhouette assise, le dos au mur. Avec bien du mal, j'ai pu prononcer quelques paroles et mon voisin m'a fait comprendre d'une voix agonisante que je me trouvais dans une cave de l'immeuble occupé par la Gestapo de Reims. Ce fut le début de mon calvaire, de ma longue marche vers le néant. Les événements se sont alors précipités. J'ai été conduit dans un grand bureau où je me suis retrouvé face à un officier allemand dans son uniforme impeccable qui, dans un français parfait, après m'avoir fait lecture de mon identité et des faits qui m'étaient reprochés, m'a demandé de les reconnaître. Il était parfaitement renseigné. Tous les événements, les dates, les lieux, les détails sur Victor et moi-même étaient exacts. Ce ne pouvait être qu'une personne proche qui nous avait dénoncés. J'ai signé un papier et l'on m'a reconduit dans ma geôle. Je ne saurai jamais qui nous a trahis... Qui ? On faisait très attention, on savait que si l'on était pris, on serait bannis, jetés à la rue... Son père ? Son frère ? Ils n'étaient pas présents au moment du drame. Pourquoi ? J'ai croupi quelques jours dans cet endroit insalubre, on m'a cousu un triangle rose sur la veste, pointe tournée vers le bas, puis on m'a déplacé en camion et fait monter dans un wagon à bestiaux scellé. Nous devions être plus de cinquante dans cet espace clos et irrespirable, uniquement des femmes et des hommes aptes au travail, certains portant une étoile jaune, d'autres un triangle vert, bleu ou rouge. Durant trois jours, sans eau, sans nourriture, dans la fournaise de l'été, nous avons été acheminés comme du bétail vers le camp de concentration de Dachau. On a été triés, les couples séparés, déshabillés, tondus, immatriculés, tatoués, revêtus d'une veste et d'un pantalon en toile à rayures grises et bleues. Sur mon vêtement figure le triangle rose. Que de coups, de risées, d'insultes j'ai reçus, non seulement des SS, des kapos, mais aussi des autres déportés. Bien portant et costaud, j'ai été affecté dans un Arbeitskommando. Condamné aux travaux forcés, pendant des mois j'ai travaillé de l'aube au coucher du soleil, à creuser à la pioche et à la pelle des usines souterraines, puis j'ai été affecté au Leichenträgerkommando. J'achemine les corps jusqu'au block X, situé à l'extérieur du camp. C'est là que sont incinérés les corps des victimes de coups, d'épuisement, du typhus, des expériences médicales et des nombreux prisonniers de guerre soviétiques ou détenus de la Gestapo fusillés sur la place d'exécution située juste derrière les fours crématoires. Au début, j'en avais la nausée, je ne trouvais plus le sommeil, puis je m'y suis habitué, je porte les cadavres comme s'ils n'étaient que de simples sacs de viande.
Aujourd'hui, à bout, j'ai décidé de mourir. Je ne crois plus en rien, plus en Dieu, plus en cette société pour laquelle je n'existe pas, plus aux mots liberté, fraternité, égalité inscrits sur le fronton des mairies. Je n'ai plus d'âme, plus de conscience. Je ne ressens plus la peur, plus la douleur. Je n'ai qu'une envie, partir, en finir et rejoindre Victor. Quel crime ai-je commis pour être ainsi mis en pâture aux chiens, pour être traité de pestiféré et de paria, pour être mis au rebut de la société et n'être qu'un détritus ? Je vais mourir, je le sais, mais je m'en fiche. Je ne crierai pas, je ne pleurerai pas. Je ne veux pas donner à mes bourreaux le plaisir de me voir souffrir. Tant que je le pourrai, je fixerai leurs regards et je leur sourirai.
Les bruits de pas approchent... Il paraît qu'au moment où la Faucheuse abat sa lame, on revit sa vie. Alors, si cela me permet de passer ne serait-ce qu'une fraction de seconde de bonheur avec Victor, il me sera facile de franchir le seuil de l'au-delà.
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Pourquoi on a aimé ?
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