Corpus malum

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« Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ? Peut-être les deux. ».
Séléna, nue dans sa cage de métal, sentit un frisson lui parcourir l’échine. Elle essaya de remuer ses doigts de pieds mais n’y parvint pas.
« Ah non c’est vrai, je suis morte, encore ! J’avais oublié. »

Avec une délicatesse inexistante, l’employé de morgue déposa le corps dans un sac de toile avant de le charger sur un vieux brancard grinçant. Dans ce tumulte, les paupières de la jeune femme se relevèrent et elle put enfin voir la lumière percer au travers du tissu.

Hamilton Carl de Tremblay, vice-marquis de Tulp, éminent étudiant en médecine du Royal College, n’était pas la première personne que l’on imaginait croiser à minuit sur les quais de débarquement de l’asile psychiatrique. Ludwig, son camarade de cours à l’allure irrévérencieuse avec sa redingote trouée, détonnait nettement moins dans le paysage.
— Tu te rappelles la dernière fois, tu t’es plaint d’avoir reçu du sang sur ton veston. Et tu recommences, tu as encore tes beaux habits.
— Ludwig, tu sais parfaitement que je ne peux sortir vêtu comme un simple roturier. Malgré tout j’ai conscience que nous devons être discrets, et je le suis.
—Tu ressembles plus à un lord qui se rend au Parlement qu’à un type venu récupérer un cadavre.
— Parfaitement, et cela fait de moi un être insoupçonnable !
— Vous avez fini de gueuler vous deux ? Vous allez ameuter tout le quartier.

L’employé les somma de faire moins de bruit. 1888 n’était pas une bonne année pour se promener de nuit dans le vieux Londres. Pourtant ce n’était pas la première fois que les étudiants se présentaient à l’asile pour y régler leur sombre transaction. La combine consistait à monnayer des corps, décédés a priori, auprès du personnel peu scrupuleux pour pouvoir ensuite mettre à l’épreuve leur habileté au scalpel.
Ils réceptionnèrent le sac ficelé comme un rôti. Tandis que Hamilton transmettait la poche d’argent à l’intermédiaire, Ludwig jeta un rapide coup d’œil à la marchandise.
— C’est une femme !
— Pas mon problème, rétorqua l’employé.
— Comment ? Nous l’avions clairement stipulé : des hommes, uniquement ! s’offusque Tulp à son tour.
— Qu’est-ce que ça change ?
— Tout pardi ! Voyez, ça n’a rien de comparable. Là, et ça ici, c’est tout de même autre chose, vous comprenez ?
— Non. En attendant il n’y a que ça ce soir, alors faudra vous en contenter.
« Non mais ho, est-ce que je ressemble au dernier poisson dont personne ne veut sur l’étale de la criée ? » s’offusqua la morte dans un silence accusateur.
L’infirmier referma la porte métallique en coupant net toute contestation, laissant ainsi Ludwig, Hamilton et Séléna seuls sur le quai.

Il avait fallu trois cadavres aux apprentis pour obtenir une méthode infaillible afin de gravir les cinq étages sans laisser échapper le macchabée et le voir glisser le long du colimaçon comme une luge sur la neige. Avec Séléna, sujet numéro douze, l’ascension vers l’appartement s’apparentait désormais à un jeu d’enfant.
Ils déposèrent la dépouille sur une table en bois au milieu d’une grande pièce remplie d’outils. Le rituel pouvait débuter. Avant chacune de leur expérience clandestine, un plaisir coupable les animait. Hamilton et Ludwig cherchaient à ramener les morts à la vie ! Cette sensation de pouvoir sur les corps était grisante. Il fallait s’écarter de ce que la science leur offrait, aller fouiller d’autres livres, d’autres recoins, parfois très sombres.

Nécromancie pour apprentis, volume 5 – le savoir-être des morts

Cet ouvrage, déniché dans les rayons poussiéreux d’un antiquaire sur Whitechapel, leur servait de guide dans cette expédition vers l’au-delà. Séléna l’ignorait, mais elle allait goûter la recette page soixante-treize, une inédite.
— Nous avons bien positionné l’alambic, il est relié à la pompe à vapeur, aux poches de sang et irrigue directement le cœur. Les électrodes sont dans le cerveau et l’ampoule saline dans la carotide. Il ne manque que le pentacle et l’incantation, récapitula Hamilton.

« Miséricorde, ils n’ont rien compris, tout le montage est à l’envers ».

Tulp actionna l’interrupteur, les fils vibrèrent, les pistons pompèrent, un nuage de fumée s’échappa des machines, le liquide coula, fit gonfler la poitrine, la morte tressaillit, un spasme déplaça ses bras et les deux savants invoquèrent d’anciennes forces démoniaques. C’est en tout cas ce qu’ils espéraient, mais il n’était pas exclu que leur formule ne soit que la traduction du menu d’un restaurant chypriote sur Turner Street.

Ils s’installèrent dans la cuisine. Ludwig servit deux tasses de thé. Les premiers rayons du soleil glissaient au-dessus des cheminées fumantes et des toits d’ardoise. Leur expérience s’était conclue, comme souvent, par un mort toujours mort.

Séléna se redressa, enfin. Elle s’étira. Elle était courbaturée au possible, les deux derniers jours depuis son exécution n’avaient pas été d’un repos éternel. La tentative de résurrection, aussi inattendue et réussie soit elle, s’était avérée plus douloureuse que les précédentes.

Alors que Tulp s’apprêtait à sortir le matériel de chirurgie classique, il s’arrêta au niveau du salon. Stupeur.
— Où est-elle ?
La table ne supportait plus que des tâches de sang.
— Ludwig ! Le cadavre, il n’est plus là !
La même expression se dessina sur le visage de son compagnon. Sans prévenir, Séléna sortit de la chambre, nue, des habits dans les mains. Ils poussèrent un cri. Elle les ignora et traversa le séjour pour se rendre dans la salle de bain.
— Qu’avons-nous fait, s’inquiéta Hamilton ?
— C’est grandiose ! C’est incroyable ! Vite, nous devons l’étudier de plus près.
— Ludwig ! Il y a une femme morte en train de faire sa toilette dans ton appartement !
— Imagine la gloire qui nous attend.
— Tu crois que c’est parce que... c’est une femme ?
— Probable. Qui sait ce que contient son cerveau.

Séléna réapparut, vêtue d’un costume emprunté dans la penderie. Il lui allait à merveille, retombait sur ses épaules fines et découpait sa silhouette avec une précision chirurgicale. Elle s’était fait un chignon et avait tenté vainement d’effacer les cicatrices de brûlures sur son front. Elle dévisagea les deux nigauds qui lui faisaient face.
— Ne lui parle pas Ludwig ! Elle est très probablement démoniaque.
— Impossible, sinon elle ne saignerait pas. Regarde, tu as mal refermé au niveau du cœur. Vous êtes en train de salir ma chemise, mais ce n’est pas grave. Bonjour, je suis Ludwig Vanderbot. Et vous...
Elle se pencha et regarda la tâche rouge qui maculait le tissu. Elle ne sembla pas s’en soucier.
— Séléna Dewampson.
— Si vous voulez bien vous rallonger sur la table, nous avons quelques mesures à effectuer.
— Il faut renvoyer cette créature d’où elle vient, insista le vice-marquis.
— Et moi je continue de croire que nous avons nettement mieux à faire avec elle.

Les étudiants se querellèrent encore plusieurs minutes. De son côté la jeune femme les observa, amusée, puis se dirigea vers la porte. Aussitôt Ludwig la rattrapa par le bras.
— Vous ne pouvez pas partir.
— Si je le peux.
— Non, vous êtes en vie grâce à nous.
— Et c’était très aimable de votre part. Maintenant si vous voulez bien me lâcher, j’ai d’autres chats à fouetter.
— Ecoutez...
— Je me méfierais à votre place. Il y a tellement de raisons d’enfermer une femme dans un asile. A votre avis, pour moi, c’était quoi ? Hystérie ? Tuer son mari neuf fois ? Empoisonner le boulanger ? Sorcellerie ?
Ludwig recula d’un pas. La jeune femme parcourut la pièce, s’approcha du secrétaire et s’empara du livre encore ouvert.
— J’allais oublier, je récupère mon manuel. Parfois j’ai vraiment la tête ailleurs.
Elle laissa échapper un rire glaçant avant de presser la poignée et de descendre dans la rue, laissant les deux apprentis savants figés d’effroi sur le pas de la porte.

Séléna Dewampson, morte aux yeux ouverts, traversa Londres pour regagner sa boutique. Elle comptait bien reprendre ses macabres affaires, et force est d’admettre qu’aucune assemblée d’hommes autoritaires n’avait jamais été en mesure de s’y opposer.

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