Connaissance avec la nuit

« Maître ? Vous plaisantez ? Vous pouvez me cogner, comme l'ont fait tous les autres mais je ne vous appellerai pas maître ».
Ce furent les derniers mots que l'on m'a appris lors de ma premiere participation à la mise en scène de l'une des vieilles histoires de fiction que les gens plus âgés que nous dans le village avaient l'habitude de nous raconter. Oui, certaines de ces histoires étaient reproduites par les enfants de mon âge pas sur les scènes de Hollywood bien sûr, mais plutôt, sur la grande cour de commère Da. Cette cour aussi bienveillante que sa propriétaire, était notre Hollywood à nous. À vrai dire, Je ne jouais jamais le rôle de héros principal de ces histoires mais souvent celui de bénéficiaire car mon tempérament innocent laissait voir que celui-ci me convenait le plus. Mais ce soir-là il ne s'agissait pas d'une fiction et je devais être capable de jouer à la fois plusieurs rôles.

Il était 23h et c'était déjà le couvre-feu absolu dans tout le village. Car, dit-on, l'heure d'après a ses mystères qu'il est imprudent aux communs des mortels de connaitre. Mystères? J'en doutais fort mais pourtant je prenais pour vrai la plupart des contes que l'on me racontait durant mes plus jeunes âges. C'est pourquoi je voulais savoir si la nuit était un autre monde. Peut-être, m'a-t-on menti jusque-là. Il fallut que je parlasse à la nuit.

Ce soir-là, la tentation me parut plus vive et, en mon for intérieur, j'allais comme faire ma première connaissance avec la nuit. Alors que le village dormait sous son ciel serein, je fuis doucement ma chambre pour ne pas attirer l'attention de ma grand-mère avec qui je vivais depuis mon enfance. Je ne passai pas par la porte mais par la fenêtre puis gagnant la cour de notre petite case, je restais pendant un temps figé sur la petite chaise de ma grand-mère. Seuls mes yeux innocents voyageaient dans ce silence qui sifflait autour de moi. L'univers me sembla séjourner un peu plus proche. Tantôt je fixai le ciel et comptai quelques étoiles dont les positions dans le ciel se dérobèrent trop vite à mes yeux ; tantôt j'admirai l'ombre des arbres qui dormaient tranquillement après avoir résisté à la fureur du vent de la journée. Tout paraissait vouloir me dire quelques mots que je n'arrivais pas à décrypter. Les nuages, tous timides, s'étaient retirés jusqu'aux pieds du ciel. La lune était pleine. Elle me montra un vieux père, ne bougeant pas, semblait raconter des histoires aussi vielles que son âge à un petit garçon plaqué à ses genoux. La moindre pollution lumineuse a disparu. La lune régna dans tout son éclat et, dévoilant le visage espiègle de la nuit, donna force à la Grive solitaire et au Moqueur polyglotte de chanter à un rythme qui ne dérangea point le calme nocturne.

Le désir de me promener un peu aux alentours me gagna rapidement et, sans la moindre réflexion, je me levai, tournai l'assise de la petite chaise contre le sol et m'étirai un peu. À peine mis-je le pied dehors la petite barrière, je sentis une grosse main se déposer sur ma nuque. Je ne pus bouger ni à gauche ni à droite. Alors je me mettais à crier fort mais malheureusement ma voix resta dans ma gorge et ; personne ne m'entendit. Je n'ai pas vu de visage mais la main qui me transporta là où je ne sus pas semblait n'avoir que quatre doigts dont l'un était atteint d'une sorte d'onycholyse et dégageait une odeur trop forte pour moi. Subitement, je n'eus plus les pieds sur terre. Le ciel n'étant plus clair, je fus comme dépaysé. Je n'entendis plus le chant des oiseaux nocturnes mais un son harmonieux de tambours depuis le lointain. J'aperçus des chats aux couleurs bizarres et dont les yeux rayonnèrent pour m'effrayer ; des voitures sans pneus et sans phares ; des troncs d'arbres qui piochent la terre à mon passage...

Quelques secondes passèrent et j'étais déjà au milieu d'une bande, une bande de « sanpwèl » peut-être. Les créatures ne me ressemblèrent en rien. Pourtant, je ne faisais pas la pensée qu'elles ne seraient pas des terrestres. Peut-être, seraient-elles tout simplement dénaturées pour avoir trop vécu dans la nuit ou maudites par des anges qu'elles auraient sans doute offensés. J'étais lié avec un fil d'araignée qui était d'une dureté et d'une fermeté comparables à celles du fer. D'un air innocent, je tenais à observer attentivement les étrangers, un après un, avec un peu de crainte que je gardai d'extérioriser. Car ma grand-mère me dit toujours que la lâcheté n'est pas plus salvatrice que la bravoure et le courage.

Il fut le premier à m'approcher, celui dont le visage était voilé et dont la taille ne ferait pas plus que 0.5 mètre, le premier à s'écrier : « préparez vos assiettes ! viande ! Viande ! Nous en avons toute fraiche ». C'est alors que je commençais à trembler.
-Ah ! Nous l'avons gagné ! Ce n'est qu'un faiblard. Le festin sera grand avec ce gamin. Encore des mots lancés par le pygmée et répétés par ses acolytes qui dansèrent de toute leur énergie au son de leurs tambours. Après cela, vint vers moi un autre membre de la bande. Celui-là, pour me regarder, devait me tourner le dos, tirer son bâton doré et y faire apparaitre mon visage. Il était drôlement affublé. Ce fut lui qui commanda aux autres de me frapper. Et, comme une précipitation de grêle ils s'abattirent tous sur moi mais évitèrent toutefois de faire couler mon sang. Le son des tambours retentirent à nouveau. Les créatures dansaient et faisaient le rond autour de moi. C'était un appel à leur maître qui ne tarda pas à venir sur les lieux. Il était probablement minuit car le nom du géant dont la hauteur ferait environ cinq fois la mienne était « maître minuit ». Il ne quitte son trou qu'à cette heure de la nuit. J'en avais déjà entendu parler.

- C'est quoi ton nom ? Me demanda une voix qui retentissait derrière le géant mais qui n'était pas la sienne. C'était peut-être son auxiliaire. J'hésitai un chouia puis répondis d'une voix toute enrouée :
- Sander ! Je m'appelle Sander !
En fait, je ne donnai pas mon vrai nom. Ce serait probablement imprudent. En moi-même, je pensais que ces créatures m'en voulurent juste par désir de m'adhérer à leur équipe ou bien parce que j'étais diffèrent d'eux tous. Cela allait être confirmé quand la même voix qui m'avait demandé mon nom me dit :
- À genoux ! Répète « Maître ! Maître ! Maître ! Je suis tout à toi ». Sinon tu seras éliminé ! Mordicus !
Ce fut donc à ce moment-là que je me rappelai ma première mise en scène. Certes, je n'étais pas sur la cour de commère Da mais il paraissait que ce fut pour une pareille situation qu'on m'avait préparé. Alors, je me levai d'un bond, tout lié, le visage plein d'énergie... Je regardai ce vieux géant sous un angle d'environ 30 degrés et lui répétai avec un sourire moqueur :
-Maître ? Vous plaisantez ? Vous pouvez me cogner, comme l'ont fait tous les autres mais je ne vous appellerai pas maître. Je ne vous connais pas et vous n'êtes pas mon maître. Croyez qu'aucun enchantement ne peut vous aider à avoir cet honneur. Voulez- vous encore persister ?

Ces mots les révoltèrent tous. Dans leur fureur, ils firent retentir pour une dernière fois leurs tambours et me suspendirent les pieds contre le ciel. C'est alors que l'un d'entre eux, appelé « Initié » par la voix, vint prononcer une prière spéciale pour ensuite me donner une fois pour toute en sacrifice. Toutes les créatures se mirent alors à hurler, changer de couleur, faire des incisions sur mon corps... Je commençai alors à perdre l'espoir jusqu'à ce qu'Initié eût terminé la prière et dit « Amen ». Ce fut- là cette erreur qui me délivra. Car dans leur monde « Amen » signifie vie et réparation. Alors, je me suis retrouvé debout illico, sain et sauf, dans la cour de la petite case de ma grand-mère. Par quel moyen ? Je ne sais pas. Quant à Initié j'ignore ce que ses acolytes firent de lui. Je lui dois quand même un remerciement là où il est maintenant.