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  • Relation De Famille

Je n'ai jamais été croyant, ma religion était la science, le progrès ; j'avais foi en l'homme, en ses capacités infinies. Je voulais le débarrasser de ses anciennes maladies chroniques : la vieillesse et la mort. Il semble aujourd'hui que j'ai été puni de mon orgueil, comme dans ces fables où les dieux humilient les hommes qui tentent d'échapper à leur condition. J'ai voulu être un sauveur dont on honorerait la mémoire, un Pasteur, un Fleming, et j'ai été ravalé au rang de bête. Je ne peux plus vivre ainsi. Tout sera bientôt révélé, ceci est la fin. Je ne veux pas justifier mes actes, rien ne saurait le faire, seulement les expliquer.

J'ai grandi au bord des eaux de l'Adriatique, tantôt calmes et turquoises comme dans un rêve de carte postale, tantôt houleuses, noires et hostiles. Quelle que fût leur couleur, mon père était là, dans sa grosse barque blanche, et j'étais avec lui, à chaque fois que je pouvais. C'était un pêcheur sans éducation, ce qui ne l'empêchait pas d'être un modèle d'intelligence. Il s'adaptait à la mer et au vent qui jouaient à effacer les points de repère et créaient sans cesse des conditions nouvelles de vitesse et de dérive. Il naviguait si bien qu'il passait pour le gars le plus chanceux du village. « Si Goran est revenu bredouille, c'est même pas la peine de prendre la mer », annonçaient les plus cossards à leur femme incrédule.

Grâce à la bienveillance zélée de l'instituteur, je fus le premier fils de pêcheur à qui il fut offert de poursuivre ses études. Je me montrais à la hauteur des espoirs de mon ancien maître d'école en décrochant l'unique bourse universitaire du lycée. J'étais déjà passionné de biologie et j'envisageais alors de devenir un spécialiste de la faune marine. À chaque fois que je revenais au village, je prenais la mer avec Goran. Celui-­ci considérait mes études avec distance : « Si tu aimes ça, mon fils... et si des gens sont assez fous pour te payer, pendant que toi tu donnes des noms savants aux bestioles qui traînent au fond de mes filets... ». À terre, il était discret, laissait le plus souvent la mère parler et tenir la baraque. Mais en mer, il restait le héros de mon enfance, tête haute dans la neige des embruns. Les auréoles que le sel dessinait sur les muscles de ses avant-­bras demeuraient à mes yeux les tatouages du capitaine.

À l'université de Zagreb, je découvris la génétique et ce fut une révélation. Le secret de la vie avait une belle gueule et un doux prénom : Adéhène. Je tombai fou amoureux de cette tresse magique, de ce double ruban spiralé capable d'engendrer le chêne, la méduse ou l'homme. Après avoir dévoré tous les ouvrages spécialisés de la bibliothèque, je harcelais son directeur pour en faire venir d'autres de l'étranger, ainsi que des revues. Les chercheurs me remarquèrent et j'intégrais officieusement le labo de génétique bien avant d'entamer mon doctorat. C'était mon premier foyer, j'y passais plus de nuits que dans ma chambre d'étudiant, explorant le territoire immense et inconnu des applications de cette science. J'eus la chance d'avoir une bonne idée qui finit par me rendre très riche : j'inventais la méthode du premier test génétique et je déposais le brevet dans la foulée. Ma thèse ne serait plus qu'une formalité désormais et je recevais déjà des invitations d'Amérique et du Japon.

C'est à cette époque que mon père commença à décliner. Il fut d'abord gêné par un tremblement récurrent puis il ne fut bientôt plus capable de naviguer. Il en devint aigri et irascible. Il fallait se battre pour l'empêcher de monter sur son bateau. Il nous gueulait dessus et nous menaçait d'un balai ou d'une bouteille, quittait la maison, puis finissait par tomber en larmes dans nos bras quand on le récupérait au fond de sa barque, encore amarrée. En deux ans, sa maladie neuro-­dégénérative le transforma en vieillard. Il ne put vivre assez pour voir son fils réussir. C'est sur son lit de mort que je lui annonçai le succès de ma thèse et ma nomination à Harvard. Il fit une grimace qui se voulait un sourire et m'intima d'approcher, puis il trouva la force de me murmurer une dernière taquinerie :
— Ceux qui t'ont nommé sont encore plus fous que toi, mon fils...

Dès le début de sa maladie, j'avais orienté mes recherches vers le vieillissement. Je voulais en comprendre le mécanisme, le combattre et pourquoi pas le vaincre, sauver le capitaine. C'est pour mon travail sur les cellules-souches que je fus recruté par la plus grande fac de biologie américaine mais j'allais rapidement fonder mon propre Institut de recherches. L'utilisation des tests génétiques se développa dans le monde entier : la police, les assureurs, le dépistage prénatal, les tests de paternité contribuèrent à me rendre immensément riche. À mesure que le capitaine dépérissait, cette recherche était devenue de plus en plus obsessionnelle. Grâce à ma fortune, je recrutais presque tous les chercheurs qui avaient fait une percée dans une direction ou une autre : télomères, réoxygénation des cellules, croisements génétiques avec des espèces régénérantes, je voulais coûte que coûte vaincre le vieillissement. La mort de mon père avait changé cette obsession en folie. Dix années passèrent pendant lesquelles je menais mes recherches jour et nuit, parcourant le monde à l'affût de tout embryon d'idée neuve qui m'aurait permis d'accéder à la fontaine de jouvence.

Après la lecture d'un article scientifique relatant une expérience réalisée sur des souris, je décidai d'appliquer le protocole sur moi-­même. Cette idée semblait tellement simple. Quel pied de nez à la science tout entière si elle pouvait fonctionner. Les étudiants sans le sou ne manquaient pas à l'université de l'Institut, je devais simplement en trouver un qui soit de mon groupe sanguin et qui accepte de signer une clause de confidentialité. Mais quand l'argent n'est pas un problème, rien n'est un problème, n'est-­ce pas ?

Pendant l'expérience, je ne sentis rien et je maudissais ma stupidité et ma folie. Comment un protocole de transfusion un peu sophistiqué pourrait-­il résoudre le mystère du vieillissement et de la mort ? Le jeune homme qui participait à l'expérience avec moi, Michaël, se contenta de regarder des vidéos sur son téléphone pendant toute la séance. Dans les semaines qui suivirent cependant, je ressentis le besoin intense de sortir au grand air, de courir, de taper dans une balle. Moi qui ne faisais plus de sport depuis longtemps, je me sentais animé d'une vigueur nouvelle. Je me surpris même à jeter des regards concupiscents sur les jeunes chercheuses de l'Institut. J'ignorais si ces effets étaient psychologiques ou dus à l'afflux de sang neuf dans mes vaisseaux. Après deux ou trois mois, ils finirent par diminuer et je contactai Mike afin de renouveler l'expérience. Il m'apparut en mauvaise forme et en l'interrogeant je me rendis compte qu'il avait éprouvé des effets inverses aux miens. Il me dit qu'il ne voulait pas recommencer car il avait l'impression d'avoir depuis une longue grippe qui le fatiguait et lui infligeait des courbatures.

Ainsi, c'était là que résidait le secret ; non pas dans cette science que j'avais étudiée pendant des années mais dans ces contes anciens, ces histoires de Nosferatu. C'est bien un de ces êtres infâmes que je suis devenu ; Mike est mort depuis longtemps et je ne saurais dire combien d'autres jeunes gens après lui ont offert involontairement leur sang pour assurer mon éternelle jeunesse. J'ai fait la plus grande découverte de tous les temps mais le prolongement de ma vie est la pire des punitions. Chaque nuit je revois le visage du capitaine, je suis incapable de l'oublier même après toutes ces années. J'aurais tant voulu qu'il soit fier de moi comme j'avais été fier de lui ; mais il n'est plus qu'un masque grimaçant qui me hurle sa haine et son dégoût en plein visage, nuit après nuit : « Fou, mon fils, tu es complètement fou ! »

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