Comme une poule à qui on a tordu le cou

Ça a duré une bonne minute. Une vraie minute. Une éternité.
Je ne pensais pas que ça serait aussi long. Dans les films, c'est rapide. Mais pas dans la vraie vie. Ou alors, c'est moi qui fais ça mal ? En tout cas, j'ai passé une bonne minute à l'étrangler. Une vraie minute. Une éternité.
C'est difficile, aussi, plus que je ne le pensais. Je croyais qu'il me suffirait d'appuyer un peu pour qu'elle s'évanouisse, et qu'ensuite ça se ferait tout seul. Mais non, pas dans la vraie vie, pas elle. Elle, elle a préféré s'agiter, enfoncer ses griffes dans mon visage, essayer de meugler pour alerter quelqu'un mais sans succès, et au final elle est restée silencieuse pendant une bonne minute, une vraie minute, puis toute l'éternité.
Si j'avais su tout ça, si j'avais pensé que ce serait plus difficile dans la réalité que dans les films, peut-être que je ne l'aurais pas fait. Ou du moins, pas comme ça. Pas lorsqu'autant de choix s'offraient à moi. Mais ce n'est pas comme si c'était prévu. Non, ce n'était pas prévu.
On était là, tous les deux dans la chambre d'hôtel, tous les deux sur le lit, elle en tailleur devant moi et moi les pieds posés par terre, et elle parlait. Elle parlait, ça faisait une bonne minute, une vraie minute, une éternité qu'elle parlait, ou plutôt qu'elle me criait dessus, me reprochant la situation à coup de femme, ma femme, est-ce qu'elle ne disait rien lorsque je rentrais tard le soir, est-ce qu'elle n'était pas surprise lorsque je sentais le parfum, pas de l'eau de Cologne mais un vrai bon parfum féminin, est-ce qu'elle était bête pour ne pas comprendre que je lui étais infidèle ? Et toujours, toujours le même reproche, quand est-ce que j'allais la quitter, quand quand quand, toujours ce mot à la bouche, quitter, et quitter quittait sa bouche toutes les minutes, et moi je restais là sans pouvoir en placer une, et si je pouvais parler, prononcer plus d'un mot sans me faire couper, je lui aurais dit que je ne pouvais pas, que je ne voulais pas, que ma femme je l'aimais, je lui étais peut-être infidèle mais je l'aimais, alors qu'elle c'était qu'un coup d'un soir, une prostitué en moins cher, une femme belle mais bête, très belle mais très bête, et que si ce n'était pas le cas peut-être qu'elle aurait réfléchit et qu'elle aurait deviné que la chambre d'hôtel je ne la payais pas pour lui parler mais pour la baiser.
On peut comprendre que j'ai eu besoin de la faire taire.
Elle n'était pas comme ça, au début. Elle savait, comme toutes les femmes. Elle savait que quand on se voyait, c'était pour l'action, pas pour du blabla. Et puis elle avait changé, elle avait commencé à vouloir plus. Elle ne parlait plus de baiser, elle disait faire l'amour. Elle ne voulait pas être une maîtresse, elle voulait être la maîtresse. Et elle c'était mis à parler de ma femme, à quel point elle était mieux qu'elle, qu'elle allait la remplacer, qu'elle allait me la faire oublier.
Oui, vraiment, ce n'est pas de ma faute si je l'ai assassiné.
Quand même, je l'ai tué. Elle, une femme, une femme stupide, à peine plus qu'un animal. Et un animal sans défense : elle n'avait aucune chance contre moi. Elle n'en a eu aucune. Ça a peut-être duré une bonne minute, une vraie minute, une éternité, mais c'était fini avant qu'elle n'ait pu s'enfuir, quitter ce lit avec la maladresse d'un oisillon tout juste sorti de sa coquille, lourde et maladroite, les cheveux ébouriffés, les lèvres gonflées, le cou violet à cause des bleus, encore plus belle maintenant qu'elle la fermait enfin.
Mais ça n'est pas arrivé. Elle est morte sous moi, sans une chance. C'est fini depuis une bonne minute, une vraie minute, une éternité, mais déjà son corps est en train de devenir blanc, pâle et malade, et la seule tâche qui couvre son pelage immaculé est celle que mes doigts ont laissé sur son cou. Elle en a de la chance, de mourir blanche, symbole de pureté. Je suis bien placé pour savoir que pure, elle ne l'était pas. Plus depuis longtemps. Depuis une éternité.
C'est plus simple si j'oublie qu'elle était humaine. Si c'est un animal, alors je n'ai pas tué une femme. Et elle leur ressemble, franchement. Aux poules de mes grands-parents. Je m'en rappellerais toujours. Ma grand-mère les observait pendant une bonne minute, une vraie minute, une éternité. Puis elle rentrait dans le poulailler et prenait la plus épaisse, la plus grasse. Et elle lui tordait le cou. Là, encore debout, surplombant les oiseaux survivants qui se mettaient à s'agiter – et qu'est-ce qu'ils devaient penser, ces bêtes, que leur dieu leur avait de nouveau extorqué un sacrifice ? Mais peu importe ce qu'ils pensaient, s'ils étaient seulement capables de penser, parce que c'était déjà fini : la poule était morte, et elle n'avait même pas eu le temps de comprendre ce qu'il se passait que déjà son petit cou était tordu en deux par les mains habituellement maternelles de ma grand-mère.
Peut-être que j'aurais dû lui tordre le cou. Là, elle aurait compris qu'elle devait se taire. Qu'est-ce que je ferais, si elle revenait me hanter, avec ses longs cheveux ébouriffés, son cou bleu et sa voix insupportable ? Je ne peux pas supporter son beuglement. Plus maintenant. Plus jamais.
Oui, j'aurais dû la tuer plus tôt.
Je prends le drap, celui que j'ai jeté au sol en arrivant dans la chambre, lorsque j'espérais encore qu'on baiserait, et je m'en sers pour fouiller dans son sac. Je sais qu'elle garde une bombe de laque, pour ses cheveux. Qu'est-ce qu'elle serait énervée, si elle les voyait dans cet état ! J'ai presque envie de la coiffer, de prendre soin d'elle, de la faire belle pour que celui qui la trouve la confonde avec Eve, pure et innocente même après être tombée du Paradis. Mais je ne tiens pas assez à elle pour ça.
Pour une fois, les films ont raison. C'est facile de prendre la laque et d'en asperger son cou, son corps, la poignée de porte, bref tout ce que j'ai pu toucher. Je ne sais pas si ça suffira à effacer mes empreintes, mais je suis serein. Personne ne viendra me chercher, et personne ne regrettera cette truie. Je jette le drap dans le lavabo et fait couler l'eau. Ça, je suis sûr que ça effacera mes traces. Puis je retourne dans la chambre. Et je la regarde.
Ça dure une bonne minute. Une vraie minute. Une éternité. Je reste là, et je regarde. J'admire mon œuvre. Si je dois être damné pour ça, autant en profiter. Et damné, je le serais, mais pas tout de suite, pas avant quelques années, car c'est un secret que j'emporterai dans ma tombe. Si les policiers me trouvent, je ne dirai rien. S'ils m'interrogent, je ne dirai rien. S'ils emploient la force, je ne dirai rien. Si ma femme arrive en pleurant et me prend dans ses bras... C'est sûr, je ne dirais rien. C'est un secret, mon secret et son secret, à la brebis égarée dans cet hôtel. Et peut-être qu'un jour, lorsque je serais mort, je lui en parlerais, elle moi et le Diable, tous les trois assis autour d'une table, et lorsqu'elle me demandera pourquoi j'ai fait ça, je pourrais enfin lui dire de la fermer.
Je prends le bout de tissu, celui que j'ai découpé dans le drap avec les ciseaux que j'ai trouvé dans son sac – un sac rempli, mais tellement inutile pour se défendre contre moi. Je m'en sers pour ouvrir la porte, et je sors. Le chemin qui mène à l'extérieur est long, et je marche pendant une bonne minute, une vraie minute, une éternité. La peur me vient, celle qui suit toujours ce genre d'action, lorsqu'on s'attend à ce que quelqu'un surgisse au tournant pour vous jeter à la figure qu'il sait, qu'il sait tout, qu'il connaît vos secrets et vos hontes, et qu'il va les afficher pour que le monde entier sache à son tour. Puis je suis dehors. Dehors sous le ciel bleu, du bleu clair d'une nuit qui vient de tomber, dehors à la merci du vent léger qui emporte les derniers effluves de son parfum, qui fait s'envoler les traces de culpabilité qui pourraient s'attarder sur ma peau.
Je marche. Je pars. Ma femme m'attend.
J'espère que la prochaine saura se taire.
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