Comme une lueur d'adieu

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Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ? Peut-être les deux. J’ai soulevé cette pierre et j’ai vu des étoiles. Il n’a pas fallu longtemps pour que je m’écroule tant l’effort avait été intense.
Notre groupe marchait, chacun à son rythme. On venait d'entamer une montée en côte en pleine route, avec d’un côté la montagne et de l’autre le précipice. On n’a pas vu venir l’éboulement. Lisa s’est pris une pierre, que dis-je, un roc, sur les jambes. Ni une ni deux j’ai foncé pour la secourir. C’est là que j’ai soulevé la pierre à la force de mon corps plein d’adrénaline.
Quand les autres reviennent sur leur pas suite au vacarme, ils nous trouvent toutes les deux en détresse. Les pieds de Lisa sont dans un sale état, elle ne peux plus marcher et crie à la mort ; moi, je ne suis plus consciente de rien. Ils m’ont soulevé les jambes et j’ai repris connaissance peu à peu.
En ouvrant les yeux, je ne vois plus rien. Pouf ! Comme ça, plus aucun signal lumineux ne parvient à mes pupilles. Alors moi aussi je crie à la mort. Ce qui devait être un week-end de détente entre amis dans la nature s’est transformé en cauchemar. Deux personnes sur cinq se retrouvent handicapées.
*
Ils amputent Lisa en même temps que je lutte pour recouvrer la vue. Elle passe sur le billard, pas le choix. Charles, Thaïs et Habib sont là pour la soutenir, de l’autre côté de la porte. Je me trouve dans une chambre, quelques étages plus haut, à fixer la fenêtre dont les rayons me transmettent la chaleur, mais pas le paysage que j’aimerais tant voir. Sans mes yeux, je ne sais pas me déplacer.
Face à mes parents que je ne peux voir je n’ai plus que les mots pour m’exprimer. Il y a bien longtemps qu’on ne s’était parlé...
- Ma chérie dis nous quelque chose, me supplie ma mère.
- A quoi ressemblent mes yeux ?, je lui demande alors.
- Tu as toujours de beaux yeux marrons ceints d’un rayon jaune, répond mon père.
- Depuis quand tu connais mes yeux, toi ?, je lui rétorque.
Alors que je n'ai que les insultes pour communiquer avec mon père, car je ne comprends pas la façon qu'il a de me rassurer et me prouver qu’il est présent pour moi, Habib entre dans la pièce. Il est livide ; je ne le vois pas mais je le devine à sa voix. La nouvelle frappe comme un coup de tonnerre. Lisa est morte.
*
Devant les psychologues je ne parle pas. Devant mes amis, je fais la morte. J’ai l’impression que mon acte pour sauver Lisa n’aura servi à rien. Au moins on l’enterre avec ses deux pieds, elle qui aimait tant marcher, elle une danseuse émérite au grand coeur. J’en oublie que mes amis aussi sont sous le choc, j’agis comme s’ils n’avaient jamais été dans la montagne avec nous.
A quoi bon choisir une tenue puisque je ne peux pas me voir, ni le regard de pitié qu’auront les autres quand ils me verront arriver au cimetière. Je le fais pour Lisa.
Charles a eu le courage de venir me chercher.
Dans la voiture, on ne parle pas. Le bruit de la radio comble ce silence coupable.
- On est arrivé, me dit-il. Je vais t’aider à sortir.
- Merci, je lui réponds la boule au ventre.
- Tu es très jolie, me glisse-t-il à l’oreille alors qu’on avance vers le groupe qui attend l’arrivée du corbillard.
- Qu’est-ce que j’en sais si je suis jolie ? Je ne vois rien !
J’ai crié un peu fort et les autres ont entendu. Et voilà qu’en sortant, je trébuche et tombe les genoux sur le sol. Thaïs et Habib qui sont déjà là viennent jusqu’à nous. Ils m’aident à me relever. J’ai honte et je sais que je fais honte à Lisa. D’abord le visage dur, je lâche alors toutes mes émotions, mes larmes que les autres ne tardent pas à accompagner des leurs. On se prend dans les bras.
L’enterrement nous déchire à tous le coeur. Lisa était tellement aimée. Des gens sont venus pour soutenir son père, le célèbre tennisman. Heureusement qu’ils ont délimité l’espace pour les plus proches de Lisa, les vrais, et ceux qui ressentaient seulement une peine par procuration. Après la cérémonie, quand le cercueil va en terre, nous jetons tous une rose blanche, la préférée de Lisa. Et c’est terminé. On ne reviendra plus avant longtemps, tous forcés de nous battre contre nos démons intérieurs.
Thaïs a pris des antidépresseurs qui l’ont plongée dans une forte léthargie. Habib a essayé de nous reconnecter tous, jusqu’à n’en plus pouvoir et partir voyager pour son bien être mental. Et Charles...
Moi, je suis restée dans le noir, les yeux fermés le jour et ouverts la nuit. Qu’est-ce que ça y changeait après tout ?
*
Un an plus tard.
Je sens en me réveillant que quelque chose a changé. La douleur qui pesait contre mon thorax, l’envie permanente de vomir une matière invisible qui ma lancinait ont disparu. Je me sens plus légère et je ne comprends pas. Je me suis presque habituée à mon état mais voilà qu’une lueur me parvient.
Après être restée longtemps au lit à refuser tout contact et aide pour m’adapter à ma nouvelle condition d’aveugle, j’ai peu à peu accepté de réapprendre les gestes du quotidien dans la peau de quelqu’un qui ne voit pas. Mais je l’ai toujours fait le coeur lourd avec un poids sur les épaules et l’obligation de me faire violence en permanence pour avancer dans cette nouvelle réalité.
Ce matin, c’est différent. J’ai envie, vraiment, de me lever et de réaliser les tâches habituelles. Surtout, j’ai envie de sortir de cette maison et de revoir mes amis. Je n’ai plus de nouvelles d’eux depuis plusieurs mois maintenant.
Je demande à ma mère de me déposer chez Charles. Pour la première fois je souris. Il m’a manqué.
- Tu es sûre que tu es prête à le revoir ?, me demande ma mère dans la voiture en baissant le volume de la radio.
- Certaine, je lui réponds avec assurance.
Ma mère s’arrête devant chez lui, et je sens qu’elle m’a caché quelque chose à propos de lui :
- Ecoute..., commence-t-elle.
-... Je le découvrirai moi-même, je la coupe. Quoi que ce soit...
Ma compréhensive mère m’accompagne jusqu’au pas de la porte et retourne à la voiture comme je lui ai demandé. Je sonne. Personne ne répond. Je sonne une seconde fois. Toujours rien. C’est le week-end, où peut-il bien être ? Là, arrive depuis le jardin un homme qui crie fort mon prénom ! :
- Eh bien, qu’est-ce qui t’amène là toi ? Ça fait un bail, je croyais que tu m’avais oublié, crie-t-il de plus belle en s’approchant peu à peu de moi.
Où sont passées ses manières distinguées. A l’entendre je ne le reconnais pas. Lui qui aurait presque porté un costume pour dormir, je l’imagine en habits tout déchirés, comme l’est sa voix à cause de l’alcool dont il abuse.
- Entre, me propose-t-il.
Je le suis. Ma mère klaxonne et je lui fais signe comme convenu que c’est bon. Je suis prête à découvrir ce Charles transformé comme nous l’avons tous été. Je n’ai pas peur. C’était mon ami et il le restera. On ne va plus se séparer comme on l’a fait.
Il me parle sans filtre, il a perdu sa timidité qu’au final j’adorais. Mais je n’ai pas peur. J’écoute et, finalement, mon caractère ressurgit aussi. Nous n’avons pas perdu notre complicité malgré les douleurs qu’on a pu ressentir physiquement et à travers nos maux.
Je bois avec lui une bière. On finit tous les deux sur le canapé. C’est différent et pareil que dans mes souvenirs à la fois. C’est une nouvelle symbiose, parfois maladroite. Je peux garder les yeux ouverts, avec les mêmes sensations que s’ils étaient fermés, car je suis dans le noir.
Quand on a fini de faire l'amour, je lui murmure à l’oreille : « Tu es très joli ». En touchant ses lèvres, je sens qu’il sourit. Il se lève, prend sa bière qui n’est pas terminée et part la vider dans l’évier. Il ramène deux verres d’eau. Nous trinquons à la belle vie qu’on vient de se promettre.
"Et si on allait voir Lisa ?", je lui propose...