Comme un air de hand et de Rimbaud

Mon trophée dans une main, j’avance sous les lumières aveuglantes des flashs. Un journaliste m’interpelle :
- Qui vous a appris à jouer comme ça ?
En entendant cette question, un sourire se dessina lentement sur mes lèvres. Je me rappelai du souvenir qui était apparu dans ma tête à ce moment précis.
***
- Hé ! Tête de chips ! Attrape !
J’ai à peine le temps de lever la tête que je reçois un coup en pleine figure. J’entends plusieurs éclats de rires.
- Bah alors ! On sait pas attraper un ballon ?
Je me lève et me dirige vers les toilettes sous les innombrables moqueries.
Alors que je me nettoie le visage à l’eau, un employé de ménage surgit à mes côtés. Je sursaute.
- Vous êtes dans les toilettes des femmes, grognai-je.
- Je peux vous aider, répond l’homme.
- M’aider pourquoi ?
- A vous éviter ça, dit l’employé de ménage en désignant mon cocard.
- J’ai pas besoin de votre aide, répondis-je avant de sortir des toilettes.
***
Ayant réussi à m’échapper de mon dortoir, je m’assis sur un banc de la cour et allume une cigarette.
- C’est l’ennemi numéro 1 des poumons, s’exclame une voix derrière moi.
Je me retourne et voit que c’est l’employé de ménage que j’ai croisé la veille.
- Vous m’espionnez ou quoi ? Laissez-moi tranquille !
- Je peux non seulement t'expliquer comment ne plus être embêtée par tes camarades, mais également à réussir le grand de match de handball organisé chaque année par l’orphelinat.
- Je n’y participerai pas. Partez, maintenant. Vous êtes flippant à venir m’aborder en pleine nuit.
- Tous les pensionnaires sont obligés d’y participer.
Je garde le silence, me contentant de finir ma cigarette.
- Alors quoi ? Tu veux te laisser ridiculiser ? Une fois de plus ?
Mon regard croise celui de l’employé. Je viens de réaliser quelque chose que je ne saurai expliquer.
- Je vais te montrer comment clouer le bec une bonne fois pour toutes à ces moins-que-rien.
Comme hypnotisée, j’écrase ma cigarette et me lève pour suivre l’employé de ménage. Je marche un moment à côté de lui et m’arrête soudainement.
- Je ne sais même pas votre nom... Si ça se trouve, vous êtres un violeur ou un truc du genre.
- « Oisive jeunesse, à toute asservie, par délicatesse j’ai perdu ma vie. Ah ! Que le temps vienne où les cœurs s’éprennent ».
J’hausse un sourcil en signe d’incompréhension.
- C’est la première strophe d’un poème d’Arthur Rimbaud : « Chanson de la plus Haute Tour », fit l’employé de ménage.
- Connais pas, dis-je en haussant les épaules.
- Comment ! s’exclama-t-il l’air outré. Tu ne connais pas Arthur Rimbaud !
- Je n’ai que douze ans.
- A douze ans, j’avais lu tous les ouvrages de Molière, Corneille, Racine, Stendhal, Apollinaire, la Comtesse de Ségur, Victor Hugo, Balzac... Et j’en passe !
Vexée, je m’éloigne de l’employé de ménage.
- Attends ! Reviens ! Je ne voulais pas t’offenser ! s’écria-t-il en me rattrapant.
- Vous ne m’avez toujours pas dit votre nom.
- Je suis Arthur Rimbaud. Enfin, pas le poète, bien que j’ai également un faible pour la poésie. En revanche, j’ai reçu plusieurs récompenses en handball. J’ai même failli entrer en équipe de France... Avant que je perde ceci.
Il soulève son pantalon pour me montrer une prothèse. J’ai un mouvement de recul.
- En plus de ma jambe, j’ai perdu ma profession. Et voilà comment je me suis retrouvé ici.
Arthur Rimbaud entre dans un terrain de handball. Je le suis, intriguée. Il s’empare d’un ballon traînant sur le sol et me le lance Prise de court, je ne réussis pas à le rattraper.
- Nous avons du travail, observe-t-il. Sois bien ancrée dans tes deux jambes.
L’employé de ménage me refais une dizaine de passes. Puis, estimant que j’ai bien réussi cet exercice, il m’ordonne de courir autour du terrain. Réticente au début, je finis par me prendre rapidement au jeu. Cependant, je m’essouffle bien vite et m’arrête, gênée par une toux intense.
- On va s’arrêter là pour cette nuit, dit Arthur Rimbaud en me rejoignant.
Il me tend le ballon :
- Remplace donc ta cigarette -l’ennemi numéro 1 de tes poumons- par ceci. Et par des livres.
- Je déteste lire, marmonnai-je en prenant le ballon.
- C’est parce que tu n’as pas encore trouvé un livre qui te corresponde. Demain, je t’en donnerai. Va te reposer maintenant. Le sommeil est très important. Prochain entraînement jeudi à 18h.
***
Et c’est comme ça qu’Arthur Rimbaud, employé de ménage au foyer Edgar Allan Poe, me transmit son amour pour le sport et la littérature.
J’intégrai bien vite une équipe composée de cinq autres filles recrutées par Arthur Rimbaud. Je savais que ces filles étaient des « éléments perturbateurs » comme disait la directrice de l’établissement. Elles avaient toutes changé des centaines de fois de foyer et ne restaient jamais plus de deux jours dans la même famille d’accueil.
Arthur Rimbaud nomma notre équipe : « Les battantes ».
- Parce que dans la vie comme sur le terrain, vous avez affronté un bon nombre d’épreuves, mais vous vous êtes toujours relevées et ensemble, vous vous relèverez toujours.
Nous remportâmes même le match annuel de l’école l’année suivante, ainsi que les suivants.
Mes coéquipières et moi ne nous perdurent jamais de vue. Bien au contraire, une fois dans le milieu professionnel, nous jouèrent toujours ensemble, remportant récompenses sur récompenses, embrassant ainsi la gloire.
Enfin, jusqu’à ce jour terrible...
Durant une seconde, je revis la voiture s’écraser, mon corps se retrouvant bloqué entre le sol et la portière, le docteur m’annonçant que je ne pourrai plus jamais utiliser mes jambes et mes longs mois remplis de chagrin et de détresse.
Je me souviens de la semaine qui avait précédé le décès d’Arthur Rimbaud. Il nous avait annoncé qu’il avait un cancer. Il m’avait regardé et dit :
- Je crains bien que l’ennemi numéro 1 des poumons a triomphé. Mais, même si la vie s’en va, la passion, elle, demeure à jamais.
Arthur Rimbaud nous avait ensuite confié qu’en réalité, il n’avait jamais connu le succès dont il s’était vanté auprès des « Battantes ». Cependant, son amour pour le handball, lui, avait toujours été véridique.
- Ma carrière d’handballeur professionnel fut tout aussi brève que la carrière poétique de Rimbaud... Mais, vous savez, l’important, c’est de vivre pleinement sa passion, peu importe que l’on obtienne des récompenses ou non, avait-il dit.
Après l’interview avec le journaliste, je me vis marcher en direction d’une limousine sous les flashs des journalistes. J’éteignis la télévision qui projetait mes heures de gloire passées, refermai « La princesse de Clèves » et fixai le fauteuil roulant.
Vivre pleinement sa passion.
***
Derrière les encouragements des supporters, je sentis un air de poésie envahir le terrain. Puis, après un moment de suspens intense, un vent de victoire souffla sur « Les Battantes ».
On vint me féliciter et m’admirer d’avoir joué dans une équipe composée de personnes valides. Avec mon fauteuil roulant, je ne me sentais plus si mauvaise. Je le montrais fièrement, comme un trophée. Je me sentais plus forte que je ne l’avais jamais été.