Les magasins étaient tous fermés, les écoles organisaient les activités des enfants par internet ; le peuple assigné à résidence ne sortait plus, les restaurants, les cafés avaient reçu l'interdiction d'ouvrir leurs portes, y compris les friteries. Bien que ces dernières fussent considérées par l'État comme des « commerces alimentaires » et, à ce titre, pouvaient continuer à fonctionner, le bourgmestre avait renforcé les consignes de sécurité en y ajoutant ses propres restrictions : puisqu’il fallait éviter au maximum tout contact proche entre les gens, ce commerce particulier, représentant un des endroits traditionnels de rassemblement populaire, un lieu privilégié où contracter le virus, elles resteraient donc fermées !
Slimane s'était pourtant présenté, avant midi, à son travail. Il avait déroulé le volet de l'aubette située sur la place, impassible devant le regard inquiet de quelques passants qui osaient affronter le risque d'une contamination. La graisse de cuisson s'étant mise à éclater en sa surface sous la forme de petites bulles, il avait sorti ses frites congelées la veille pour en commencer la première cuisson. Slimane était attentif à chaque signe perceptible par ses autres sens pour assurer son travail, car Slimane était sourd de naissance. Pendant qu'il décrochait ses ustensiles au fur et à mesure de ses besoins, il jetait un oeil sur les Blops, Blops du liquide jaunâtre, en vérifiait la chaleur en passant sa main au-dessus de la vasque, triturait ses blondes à l'intérieur du panier qu'il secouait rythmiquement comme il l'avait appris. Son patron manquait à l'appel ce matin, mais Slimane ne s'en étonna pas, il cultivait l'habitude de commencer sa journée sans lui, veillant avec soin ses toutes belles avant l'arrivée des premiers clients.
Plusieurs sirènes avaient retenti au passage de camionnettes, Slimane avait reconnu les véhicules de police à leur vibration particulière, à peine avait-il soulevé sa casquette de cuistot, tout concentré à sa tâche ! Il lui fallait ranger l'étalage, déposer dans leurs tiroirs fricandelles, boulettes liégeoises, hamburgers végétariens ou autres plats qui accompagneraient les cornets remplis de ses onctueuses « dorées », puis s’occuper du frigo. Il mettait un point d’honneur à y remiser, par ordre de dates de péremption, les canettes marquées à l'effigie des lobbies internationaux. Slimane avait beau être classé « malentendant », il s'intéressait énormément aux événements qui touchaient son petit monde et râlait régulièrement auprès de son patron sur les saletés et saloperies qu'on fourguait dans l’alimentation. Mais son patron n'en démordait pas : il continuait d'acheter ses marchandises aux mêmes producteurs industriels — il y était forcé, disait-il, pour des raisons économiques. Slimane, par ses protestations, réussit tout de même à obtenir gain de cause dans un domaine : désormais, il confectionnait ses propres frites en épluchant lui-même ses pommes de terre, les coupant à la main, à l'ancienne, sans devoir récolter et stocker les déchets plastiques, utilisés communément dans ce secteur horeca. Le patron pouvait tolérer cette perte de temps, car Slimane, du fait de son handicap, était payé des broutilles et ne comptait pas ses heures, bien au contraire. Passionné de ses mangeuses d’hommes, il arrivait pour s’en occuper avant l'ouverture, et repartait bien après la fermeture de sa baraque. Fier comme l’Artaban du plat pays, il contribuait, à son échelle, à la décroissance de la consommation des frites manufacturières qui polluaient de bien des façons sa belgitude. Et ses frites avaient de plus en plus de succès ! On avalait des kilomètres pour venir s’en taper un cornet.
Personne sur le parvis devant l'Hôtel de Ville, les édiles avaient déserté, et aucun patron à l'horizon ! Seuls quelques vieilles et quelques vieux, sortis du Home juste en face lorgnaient du côté de Slimane. L'étourdi commençait à intéresser ce groupe de gens. Pourquoi bravait-il donc l'interdiction maïorale ? Allait-il avoir des ennuis ? Peu à peu, d'autres personnes se joignaient à ces curieux, alléchés par l’odeur délicieuse de la friture... S’approchant de l'aubette, ils venaient progressivement commander une portion, puis deux, puis trois... Slimane ne faillissait pas, il jetait dans les sachets en cartons le contenu croustillant de ses écumoires ruisselantes, passant allègrement de l'un à l’autre avec son sourire habituel, ajoutait du sel, une mayonnaise gouleyante fait-maison ! Les gens s'agglutinaient, se déridaient. « Autant de jours sans plus voir personne, ce n’est pas humain » se disaient-ils. Slimane riait de toute cette affluence, demandait par signe que chacun attende son tour. La file s'allongeait, les gens sortaient de leurs maisons, de leurs appartements pour venir battre le pavé. Personne n'avait prévu que faire en cas de désobéissance civile, et de toute façon, Slimane feignit n’être pas au courant de la consigne de sécurité prise dans la commune... Personne pour réprimander le rebelle ni le poursuivre en justice, rien n'avait été prévu à cet effet...
Comme le colibri donnant sa part pour la planète, Slimane poursuivait ses opérations. Sur SA place, dans SA baraque — on peut imaginer que son patron ne revint pas, ou qu'il était mort, attaqué par le virus— il nourrissait son petit monde, servant les uns après les autres SES frites éthiquables, les réconfortant au passage d’un sourire ou d’un éclat de rire, car les gens n'ont pas seulement besoin de nourriture, mais aussi de contacts et de chaleur humaine !
Une fois rassasiés, ils continuaient à se parler, à battre la semelle... Slimane est devenu un héros malgré les reproches de ses édiles, on lui a pardonné sa désobéissance civile. Alors, si vous passez dans sa ville, sur la grand-place tout près de l'Hôtel de Ville, on vous invite à vous offrir une frite, là, dans l'aubette, devant le Home de vieilles, travaille toujours Slimane, le sourd-muet rebelle !