Comme je vous ai aimés

Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ? Peut-être les deux. Il y a des moments dans la vie de l’homme où ses sens sont trompés. Moi qui me sentais si vivante dans ce matin d’automne, je n’aurais pu deviner que j’étais en fait en train de mourir. Pourtant, ces derniers jours, la santé avait semblé me revenir lentement : mon teint moins pâle et mes joues plus rosées, brandi comme des preuves.
Le bureau est petit, impersonnel, froid. Le docteur se tient en face de moi, les traits tirés. Ça fait plusieurs années que les rendez-vous s’enchaînent, d’une clinique à l’autre. Aujourd’hui, il me semble que c’est le dernier jour du monde.

« - Combien de temps ? Je ne reconnais pas ma voix. Elle me semble étrangère, volage, portée par un désespoir sans nom.
- Quelques semaines. »

En sortant de l’hôpital, je me sens comme un tombeau à ciel ouvert.

Alma
Lou devait m’appeler ce matin au sortir de l’hôpital. Il est 13 h et toujours rien. L’inquiétude s’infiltre dans mon esprit, grandit, puis finit par m’inonder complètement lorsque je reçois ce message : « Je ne peux pas aller chercher les enfants aujourd’hui ». Neuf mots, le drame de quatre vies.

Lou
J’ai passé la matinée assise sur un banc, en face d’un parc pour enfants. C’est un jour de semaine, ils sont tous à l’école, abandonnant le toboggan aux douces rafales d’octobre. Je pense aux miens. Un profond silence s’installe en moi malgré le bruit autour, et je vois le visage de mes deux enfants apparaître devant mes yeux : Artémis, neuf ans, et John, six ans. Mes enfants, des bouts de moi, à qui mon cœur tout entier s’offre sans résistances. Et Alma, oh Alma... Les larmes coulent, elles sont lentes à descendre, et font mal.

Alma
Les enfants sont couchés. J’entends la clé tourner dans la serrure. Enfin. Quand j’aperçois ton visage se dessiner dans l’obscurité du vestibule, je comprends. Tes yeux parlent, Lou, tes yeux ont toujours parlé, incapables de cacher les tourments de ton âme.

Lou
Dès que je rentre à la maison, mes jambes ne semblent plus pouvoir me soutenir, mes genoux se heurtent au parquet avec violence.

« - Lou ! Tu te précipites sur moi, m’aide à m’asseoir.
- Je vais mourir, Alma. Ton regard me transperce. Le plus dur, ce qui fait le plus mal, c’est pas ça, le fait de mourir, ni ce foutu cancer, tu sais, ce qui me fais vraiment mal, ce qui me déchire, c’est que je serais pas là ! Je ne serais pas là, pour voir grandir mes enfants, ni le jour de leur mariage, quand ils auront peur, je serais morte ! Je ne fais déjà plus partie de votre futur, je ne suis rien ! Et je vous aime tellement, oh tellement... Je me laisse aller dans les bras d’Alma, le corps douloureux, gémissante et morte de peur. Moi je voulais vivre pour te voir vieillir toi et les voir grandir eux, qu’est ce que j’ai fait au monde dis-moi ?
- Je... Je ne crois pas qu’il ait besoin d’une raison... »

Alma
Que dire, que faire ? Le temps court, le temps fuit, il emporte avec lui les minutes des jours, les fleurs des saisons, transforme la brise en rafales et la vie en mort. Chaque regard posé sur toi agrandit ma peine. Mon Amour, tu t’effaces peu à peu, les cernes sous tes yeux t’avalent, ton corps n’a plus de poids, tu t’envolerais bien au moindre coup de vent. Nous parlons toute la nuit, mes yeux délicatement posés dans les tiens. Que dire aux enfants ? Comment allons nous gérer tout cela... après ? Mon Amour, ce peut-il qu’il existe des journées capables d’exister sans toi ? Comment les histoires d’amour peuvent elles mourir alors qu’elles vivent encore dans les cœurs de ceux qu’elles ont tourmentés ? Nos murmures s’élèvent vers la nuit, s’accrochent au plafond, aux étoiles, puis retombent dans la poussière.

Lou
« - Maman... Maman, est-ce que tu vas mourir? Ses yeux sont mouillés, implorants. Je n’arrive pas à empêcher les larmes de surgir en cascades.
- Oui. Oui, mon cœur, mon amour, ma vie, je vais mourir, bientôt, maman va mourir. Je suis désolée, tellement désolée, si tu savais tout le temps que je voudrais avoir encore auprès de toi mon petit bébé... John s’agrippe à moi, me serre du plus fort qu’il peut, je sens ses petits poings serrer mon pull, comme s’il voulait ne plus jamais le lâcher. J’ai si mal, son grand amour enfermé dans son petit être me broie, m’étouffe.
- Maman, meurs pas ! Il enfonce sa tête dans mon cou, l’odeur de ses cheveux envahit mes narines. Je voudrais m’effondrer plus tard, laisser ma tristesse éclater loin de lui mais l’émotion me rattrape, j’éclate en sanglots, le dos courbé, mon fils dans mes bras, le monde s’écroule.
Nos sanglots ont alertés les filles qui s’approchent dans l’encadrement de la porte, elles pleurent aussi. Nous nous enlaçons, et la pièce aura pour longtemps l’écho de nos pleurs salissant les couleurs vives et joyeuses de la tapisserie.
- La seule chose que je peux affirmer sans doute c’est que vous allez me manquer. Et même le paradis ne sera pas aussi merveilleux que vous. »

Alma
C’est bientôt la fin. La fin de nos vies. Tu as mal, tu passes tes journées au lit, ne mange presque plus, les rares fois où tu te lèves c’est pour aller vomir aux toilettes, le dos brisé face à la cuvette. Je suis derrière chacun de tes pas, tes réveils, tes vomissements.
Il est midi, le froid mord les rues des villes, tout est bleu et blanc. Lou, tu sais que c’est le moment. Tu as dit au revoir aux enfants ce matin, le cœur en manque. Avant de quitter la maison, tu poses un regard sur chaque pièce, respire l’odeur des enfants sur leurs draps blancs, embrasse une dernière fois le salon des yeux et te tourne vers la porte que tu es prête à ouvrir puis refermer. Pour la dernière fois. Tu me regardes. Lou comme tu as vieilli en si peu de temps, la maladie a creusé des sillons sur ton visage qui m’apparaît décharné, vidé de toute énergie.
« - Comme j’ai aimé cette maison. Comme je vous ai aimés, vous. » Je plonge dans tes yeux, me perds dedans pour m’y oublier une dernière fois avant de me les voir soustraire pour toujours. Je serre ta main dans la mienne. Et nous sortons.

***
Alma
Nous donnons tant de nous-mêmes au monde, que nous sommes toujours surpris et en colère de voir la vie s’enfuir sans pouvoir l’empêcher de s’en aller.
Aujourd’hui, j’ai mal. Je marche dans les ruines de mes rêves décousus, il y a du brouillard dans la maison et il recouvre des ses longs doigts vaporeux les vases vides, les murs pâles et ton souvenir. Ta chemise est posé négligemment sur une chaise, tes cheveux traînent dans la poussière du tapis, tes lunettes ont l’air seules sur la nappe rose. Tu es partout. Comment peut-on être partout lorsqu’on est mort ? Tu vis encore dans cette pièce comme si tu n’étais jamais parti.

« - Maman, est-ce que les morts reviennent ?  Artémis tend de grands yeux douloureux vers moi. Je prends du temps pour répondre.
- D’une certaine manière. Maman ne pourras jamais revenir complètement, c’est interdit au paradis : Dieu serait offusqué que ses anges préfèrent la terre à son monde, mais maman revient en secret, dès qu’elle sent que tu as besoin d’elle.
- Je ne la vois pas.
- On ne peut pas la voir. Elle est là. Écoute. » Je prends délicatement la main de ma fille et la pose sur ma poitrine, là où se trouve le cœur. Artémis se penche pour écouter.
- J’entends des battements !
- C’est maman. Elle vit en nous. »

Lou
Aimer fait mal. Aimer blesse. Devoir vous quitter me brise. Je vous aime comme je n’ai jamais aimé personne, comme je n’aimerai jamais personne. Toi Alma, tu es tout : le début de ma vie sur terre, et sa fin. Je te verrais toujours dressée contre le soleil, ombre face à la lumière, me permettant d’y voir quelque chose.
Mes enfants, Artémis et John, je connaîtrai si peu de vous, si peu de vos peines et de vos joies, et pourtant j’espère être là chaque fois que vos cœurs flancheront, chaque fois que le monde vous dira non et que vous, vous direz oui.

Mes Amours, soyez heureux, soyez grandioses, comme seuls les gens bons peuvent l’être.