Ça a duré une bonne minute. Une vraie minute. Une éternité. Le visage rubicond de Clément demeurait incliné sur son chronomètre, le regard incrédule. Je m'élançai sur l'herbe mouvante. Elle chatouillait la plante de mes pieds nus, glissai entre mes orteils, cachait des royaumes, des sentiers et des pierres. La moins sympathique d'entre elles s'amusa à se dresser sur mon chemin et ma course enjouée d'un grand « thud » sur la terre molle. Une autre écorchure. L'espace sur mes genoux commençait à manquer mais la prouesse du jour méritait bien ce nouveau trophée. À quelques mètres, logé dans la bruyère cendrée, un avion en papier remuait avec légèreté le bout de ses ailes dans le suroît de juillet.
- Vous avez vu ça ? Il a bien dû planer pendant une minute et...
- Quinze secondes et sept centièmes, rétorqua Clément, toujours fixé sur son appareil.
- Une minute et quinze secondes, tout de même !
- Non, juste quinze secondes, tête de linotte ! ajouta Marie qui le suivait de près. Mais son record est battu.
Terrible déception. Il s'était maintenu en l'air si longtemps, pourtant. Le soupir alors échappé de ma poitrine se mêla au petit frottement des feuilles que Marie écartait pour en retirer la frêle tache blanche au nez cassé. Elle me l'apporta au creux de ses deux mains menues. Je ne pus l'y récupérer sans effleurer ses paumes et éveiller les picots dans ma poitrine. Bien entendu, rien qu'un Tootsie Roll ne pouvait soigner.
- Tu me dois deux Rolls mon vieux ! dis-je à Clément tout sourire.
Le bougon croyait sans doute que la chute m'aurait fait oublier mes objectifs. Il mit la main à sa poche, l'air ennuyé. L'instant d'après j'avais deux bonbons de plus dans la mienne. À la vue des friandises, Marie nous rappela que sa mère rentrerait bientôt avec des airelles. Tante Geneviève adorait les fruits et nous disait sans cesse qu'ils valaient mieux que ces « brise-dents américains » que nous consommions avec largesse. Restait à déterminer qui aurait la part du lion !
- C'est facile, le vainqueur sera le premier à...
Clément et moi dirent à l'unisson :
- Le premier à faire quoi ?
- À courir jusqu'à la vieille cabane !
Et la voilà partie comme une tempête sous nos yeux ébahis. J'emboîtai le pas avec toute la vitesse que mes jambes me permettaient d'atteindre. Juste derrière moi, Clément se démenait comme un beau diable pour maintenir la cadence et rattraper la robe rose aux pois blancs qui dansait sur l'herbe et nous narguait de son avance. Peine perdue. Arrivée devant la façade, la robette fit volte-face. Sur l'une des planches ébréchées retentirent trois coups : Marie nous annonçait fièrement sa victoire.
- Tricheuse ! souffla Clément.
- La faim justifie les moyens ! C'est ce que ton père dit tout le temps et moi, mon ventre gargouille !
- Je ne suis pas sûr qu'oncle Vincent parlait de cette faim-là, avançais-je.
En fait, je n'en savais rien. Clément non plus. Tous deux nous avions cependant la certitude, d'expérience, qu'essayer de revendiquer quoique ce soit avec Marie ne mènerait à rien. La seule chose qu'il nous restait à faire était de ravaler notre fierté — ainsi qu'une quantité amoindrie de baies hélas — et de prendre place au banc des vaincus : assis devant la cabane, en face de l'étang aux reflets d'or et d'argent qui aujourd'hui plus que jamais menaçait de s'assécher.
Cette « cabane », nous y avions nos habitudes. Il s'agissait, disait-on, d'une très ancienne bergerie. À en juger par la fine odeur de pétoulettes séchées, pour ainsi dire incrustée dans le bois et le sol alentour, on ne se trompait pas. Des vestiges d'enclos brisé entouraient encore la bâtisse. Très utiles pour donner matière à nos jeux durant la journée, ils transformaient le lieu en territoire lugubre à la nuit tombée et plus d'une fois j'entendis de la part des adultes des rumeurs qui, éventuellement, me dissuadèrent d'y rester à l'approche du crépuscule.
Notre avion était toujours dans ma main. Je me mis à l'observer, à le tourner dans tous les sens avant de penser tout haut :
- Ce serait bien d'apprendre à faire des sashimis... des tatamis... des toriyamas...
- Tu veux dire des origamis ? intervint Clément dans un rire.
- Oui, c'est ça ! Des origamis !
- Moi quand je le vois cet avion, dit Marie, il me donne plutôt envie de parcourir le monde ! Aller en Allemagne et manger plein de bretzels !
- Tu vas t'en aller et nous laisser dans le gravier, Marionnette ? demandais-je.
- Mais non gros bêta, vous viendrez avec moi ! J'ai pas envie d'être toute seule !
- Et bien sûr, tu nous donneras des bretzels à nous aussi ?
- Ça c'est moins évident.
Je la reconnaissais bien là. De mon côté, l'idée de voyager était effrayante. Quitter ma maison me briserait le cœur. Elle était tout pour moi.
Dans ce moment où j'éprouvais une émotion qui m'était encore très peu familière, j'aperçus la voiture du père de Marie tourner au coin de la rue. La robette se redressa.
- Je ne serai pas longue !
Et elle détala à nouveau. Le son de ses pas sur l'herbe s'estompa vite et nous laissa plongé dans le calme de l'après-midi. Clément déposa une poignée de galets entre mes jambes en tailleur et un à un, nous entreprirent de les lancer sur l'eau jusque là sereine afin de les faire ricocher le plus possible. Dans ce qui relevait plus du rituel que de la compétition, il décida de briser le silence :
- Tu l'aimes bien, Marionnette, n'est-ce pas ?
Ma face se fit pomme d'Avrolles.
- Je dis pas oui, je dis pas non.
- Fais pas le fier, linotte, ça se voit comme la mouche sur ton genou. Et tu aurais dû te voir quand elle parlait de s'en aller !
Sous prétexte de visualiser l'intruse pour mieux la chasser d'un geste du bras, je détournai le visage. La manœuvre était nécessaire pour dissimuler une moue coupable.
- Tu sais, continua-t-il, tu devrais le lui dire. Si jamais elle s'en va tout d'un coup et qu'elle ne le sait pas, ce serait ballot, non ?
Il avait raison, mais je ne voulais absolument pas penser à un tel scénario.
- Pourquoi tu me dis ça ? Personne ne va partir nulle part, si ?
Un autre moment de silence.
- Papa a trouvé un nouveau travail. Dans le sud qu'il a dit. On va déménager mercredi.
Mon sang ne fit qu'un tour. Les picots, ils étaient remontés dans ma gorge et dans mes yeux. J'essayais de formuler une maigre tentative de protestation.
- Vous êtes vraiment obligés de vous en aller ?
- Tu sais que Papa est passionné d'avions. On lui a proposé d'aller en construire et forcément...
- Ah... Je comprends.
Mais je ne comprenais pas. Leur départ, cette nouvelle émotion, je n'y comprenais rien. Tout ce que je savais c'est que j'avais mal. Très mal.
Il me regarda avec d'inquiétude et sympathie avant de me donner une tape sur l'épaule.
- Allez, sois pas triste ! Je vous écrirai des lettres !
-...
- Sois pas triste, je te dis.
Sa voix tremblait. Il retenait ses larmes en dépit de sa douleur. Je ne pouvais pas me permettre de le faire souffrir d'avantage.
- Bien, mais tu nous envoies au moins une lettre par semaine !
Son expression parut se détendre.
- Juré !
- Et on reste meilleurs amis !
- Promis !
Mais tout cela ne m'était pas suffisant. Il fallait un symbole, un gage d'amitié. Je repris entre mes mains l'avion en papier, pris soin de redresser son nez et le lui présentai. Cet avion, nous l'avion fait tous les trois, chacun ayant accompli un pli. Nous l'avions tous les trois lancé dans les airs avec plus ou moins de succès. Cet avion, je le lui confiais. Ce n'était pas grand-chose et peut-être même ridicule. Qu'importe.
- Garde-le, veux-tu ? Comme ça, tu ne nous oublieras pas.
Yvain n'aurait pas saisi le Graal avec plus de révérence.
Cet après-midi-là, malgré nos efforts, nos revers de manche se mouillèrent plus d'une fois avant que Marie ne revienne. Quand le soir vint, j'eus l'idée de faire tenir à chacun une plume et d'inscrire sur notre tache blanche trois marques bleues, l'essence de trois rires d'enfants de l'été trop lointain de 1911 :
« Marionnette » sur l'aile droite, « Clément le bougon » sur la base et sur l'aile gauche un indélébile « Saule la linotte ».