(Com)battantes

Tous les jours, après la classe, nous nous rendions à la plage. La plus proche de l’école se trouvait à environ 2 km. Mais nous n’y allions pas pour nous baigner ou encore pour apprécier la vue, non. Voyez-vous, il y avait là une voiture. Enfin, “voiture” est un bien grand mot. C’était plutôt une carcasse. Elle était à moitié fondue : il n’y avait plus de vitres, plus de roues. A l’époque, aucune de nous ne comprenait pourquoi la voiture était dans cet état. J’apprenais plus tard que cette carcasse était le fruit des bombardements.
Enfin, bref... Au début, nous n’y allions qu’à trois : Marie, Louise et moi, Jeanne. Les garçons avaient trouvé cet endroit avant nous, mais lorsqu’on avait voulu jouer avec eux, ils nous avaient rejetées, sous prétexte qu’ils “ne voulaient pas de gonzesses dans leur armée”. Mais nous étions revenues quelques jours plus tard, bien préparées à prendre d’assaut l’endroit. Après une guerre sans merci, nous étions devenues les cheffes du territoire. Petit à petit, les mères de Marie et de Louise rentrèrent de plus en plus tard, donc mes amies furent obligées d’amener leurs petites sœurs dans notre “repaire”. Vous vous demanderez peut-être où étaient nos pères : au front, bien sûr. Nos mères les remplaçaient à l’usine, d’où leur retour tardif.
Dans le “repaire” comme on aimait l’appeler, chacune avait une place attitrée : Marie était à l’intérieur de la voiture, se prenant pour le lieutenant qui protège les civils (en l'occurrence, la petite soeur de Louise et la sienne) ; Louise était notre général, sur le capot de la voiture, à vérifier si aucun ennemi n’arrivait de la mer ; et moi, j’étais debout sur le toit, faisant mine de tirer sur tout ce qui bougeait.
Je ne saurai jamais si nous aimions tant ce jeu parce que nous avions entre six et douze ans, ou si c’était notre environnement, nos pères au front, les rations et nos mères dans les usines, qui nous donnaient envie en quelque sorte de prendre part à cette guerre qui, pour Marie, Louise et moi en tout cas, a bercé notre enfance. Nous savions que nous ne pourrions jamais entrer dans l’armée, car nous étions que des femmes, alors c’était notre manière de participer au combat.
Un jour, comme les autres, nous arrivâmes à la plage. Il commençait à faire chaud, c’était la fin du printemps. Nous courions en direction du “repaire”, mais... L’emplacement était vide ! Ce jour-là, nous avons sillonné la plage puis tout le quartier à la recherche de notre carcasse bien aimée, mais rien. Depuis ce jour-là, je ne suis jamais retournée à la plage, mais j’ai réussi à intégrer, quelques années plus tard, l'armée.

Over... Lieutenant Jeanne Malbert