"COEUR DE NEIGE"

Longtemps, Roger Delcourt avait guidé des sorties de raquettes dans la neige profonde par les vastes montagnes et les grandes forêts de hêtres, de sapins et d'épicéas de ses Pyrénées. Longtemps, son cœur avait battu au rythme lent de ses pas tandis qu'il expliquait ce qu'était la neige sur laquelle ils marchaient, et comment elle se formait sous nos latitudes ailleurs qu'aux pôles où le froid est suffisant, autour de noyaux de congélation constitués de microparticules solides en suspension dans l'atmosphère : sables des déserts, sels des mers et des océans, cendres des volcans projetés dans l'espace par les vents de la nuit, et qu'elle portait donc un peu du monde en elle comme on porte un talisman, et le faisait danser, virevolter dans des ciels gris de lait, déployant une à une les branches de ses étoiles dans le froid des hivers.
Elle était la magie blanche qui enchantait les âmes, une éphémère fée portant comme un trophée des lambeaux de silence, elle avait la joie en elle, mais nous le savions peu, les enfants le savaient.
 Mais les temps ont changé et le temps a changé, peu à peu sans qu'on y prenne garde, et Roger Delcourt en vint à apporter avec lui une caisse en plastique parfois, qu'il remplissait de neige pour en faire les briques des igloos qui intéressaient toujours les personnes qu'il guidait, au lieu de découper à la pelle de gros blocs dans la neige compacte de ses premiers temps d'activité...
Sous les lunes et les soleils qui colorent le temps, elle était la neige bleue qui recouvrait le monde, elle était la neige blonde qui cachait nos erreurs se dit-il un jour, enfoncé dans la poudreuse jusqu'aux genoux malgré ses raquettes.
Lors, par un horrible soir d'automne, le grand amour de sa vie mourut, et un grand froid, plus froid encore que le plus épais des silences recouvrit à jamais son âme et son cœur. Roger Delcourt se donna alors virtuellement le nom indien de « Cœur de Neige », sa seule religion étant comme eux la grande Nature qu'il continua inlassablement à parcourir en solitaire après l'arrêt définitif de son travail en montagne.
Passèrent les années et les effets du réchauffement climatique se firent de plus en plus sentir. La neige habita de plus en plus haut sur les flancs des montagnes, là où nul enfant n'ose venir chanter et jouer avec elle. Le temps se dérégla, tempêtes, inondations furent de plus en plus nombreuses, avec la chaleur des virus prospérèrent. Après quelques résistances, il fut de plus en plus admis que ce réchauffement mondial avait quelque chose à voir avec les activités humaines, puis ce fut une certitude.
Un matin de novembre, « Cœur de Neige » découvrit avec stupeur que sa voiture garée devant l'immeuble où il habitait avait été percutée pendant la nuit par un autre véhicule ! Elle fut déclarée irréparable par l'expert de son assurance et finalement détruite dans une casse pour automobiles. Au cours de l'année précédente, déjà, observant les longues files de voitures arrêtées provoquant des bouchons à l'heure des retours du travail près de chez lui, il s'était demandé comment on avait pu en arriver là, à construire tellement de voitures qu'elles n'avaient même pas la place de rouler... En relisant sa carte grise, il avait réalisé que sa propre voiture faisait pratiquement quinze fois le poids de son corps, et cela devait être à peu près la même chose pour toutes ! Quelle énergie gaspillée ! Oui, comment avait-on pu en arriver là... 
Au début, il avait pensé en acheter une d'occasion plus tard, et en attendant faisait toutes ses courses et achats divers à pied et les visites aux membres de sa famille à vélo. Le pied de la montagne la plus proche était à 30 km, mais il réussit à y aller en courant, puis à vélo, pour de courtes randonnées. Sans voiture, tout était à la fois extraordinairement plus simple, pas d'essence, pas de péages, de places à chercher pour se garer, de clé dans sa poche... et extraordinairement plus compliqué, car il était très dépendant de la météo et il lui fallait beaucoup plus de temps pour tout... Mais il repensa à la neige qui disparaissait et qu'il avait tant aimée, lut que la voiture individuelle était responsable de plus de la moitié des gaz à effet de serre, c'était le seul secteur en hausse depuis 1990, et qu'elle restait de plus 
 la principale source de pollution en ville...
Alors « Cœur de Neige » décida de se passer définitivement de voiture, et de n'être dorénavant plus qu'un piéton ou un cycliste, il prendrait le train, peut-être, parfois, malgré son horreur de la foule et des attentes... Ce serait peu de chose, peut-être, mais il apporterait sa contribution pour avoir au moins l'impression d'y être pour quelque chose quand tomberait la neige ! Tout en roulant à vélo vers les montagnes les mains serrées sur son guidon, il aimait imaginer la trace qu'il laisserait sur la neige, car laisser une trace, c'est une preuve d'existence, et depuis son inconsolable deuil, il n'avait plus l'impression d'exister vraiment...
Parfois, en roulant, en marchant ou en courant, « Cœur de Neige » pensait aussi à celle qui l'avait tellement aimé, et lui parlant dans sa tête, lui faisait la tendre promesse de faire tomber pour elle des neiges de toutes les couleurs.
 
20