Moi, j'aime bien venir voir les crocodiles du parc animalier. Surtout Albert. Albert, il pleure de vraies larmes de crocodile. Pas celles de l'expression, des vraies de vraies !

 

Elles coulent à gros bouillon sur ses joues, mais je ne sais pas trop pourquoi. Quand j'ai demandé au soigneur un jour, il m'a dit que comme il était différent, il était un peu mis à l'écart par les autres.

 

Je n'ai pas osé lui demander en quoi il était différent, mais il a dû le lire dans mon regard parce qu'il m'a répondu quand même.

 

— Ben oui, il pleure.

— Et alors ?

— Mais un crocodile, ça ne pleure pas normalement, tu sais ? Un crocodile, c'est un prédateur, ce n'est pas un animal sensible.

 

Je n'ai pas bien compris la réponse du soigneur. On peut être très fort tout en étant sensible non ? Et d'ailleurs, est-ce qu'il pleurait parce qu'il était mis à l'écart par les autres, ou est-ce que les autres le mettaient à l'écart parce qu'il pleurait ? Dans les deux cas, cela ne me paraissait pas très juste.

 

Alors moi, je venais le voir tous les week-ends avec mes parents et je lui faisais des sourires. C'est comme ça que j'ai remarqué que même les humains, ils ne l'aimaient pas beaucoup. Ils se moquaient de lui.

 

— Ah ah ah ! Albert le gros pépère qui pleure sa misère ! 

 

Ils sont bêtes. Albert, il est juste sensible. 

 

— Pourquoi ils sont méchants avec lui les gens, Papa ? Albert il est juste sensible, ce n'est pas quelque chose de mal.

— Oui ma chérie. Mais tu vois, il est un peu « trop » sensible, alors c'est pour ça que les autres se moquent de lui.

— Trop sensible ? Mais... c'est possible ça ? Comment peut-on être « trop » sensible ? Être sensible, c'est une bonne chose non ? Donc si on l'est beaucoup, c'est une encore meilleure chose !

— Écoute, tu comprendras quand tu seras plus grande.

 

Alors ça, pas question ! Je hausse les épaules et j'arrête d'écouter Papa. En général, les trucs qu'on ne peut comprendre que lorsqu'on est grand, ce sont les pires. J'ai bien vu à l'école, que les enfants ils deviennent de plus en plus méchants en grandissant. Alors si je ne comprends pas quelque chose maintenant, je ne veux pas le comprendre plus tard non plus, parce que je ne veux jamais devenir méchante.

 

Je l'aime bien Albert. Oui il a souvent des larmes qui lui coulent des yeux, et alors ? Ce n'est pas une tare, il est comme ça et puis c'est tout.

 

— Ah ah ah ! Regardez-moi ces larmes ! De vraies larmes de crocodile !

 

Les visiteurs parlent de « larmes de crocodile » comme si c'était quelque chose d'à la fois extraordinaire et ridicule.

 

Je ne comprends pas pourquoi ça les fait rire. Pour moi, Albert c'est le plus beau crocodile que j'ai jamais vu. Et si je le pouvais, j'irais lui faire un gros câlin pour le consoler. Mais comme je n'ai pas le droit, je me contente de lui faire des signes de la main et des sourires. En espérant que ça lui réchauffe un peu son cœur de croco.

 

Et vous savez quoi ? Parfois, lorsque personne d'autre que moi ne le regarde, je le vois me faire un petit sourire.