Clair-obscur

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  • Science-Fiction

À minuit, je me tiens, hésitante, sur le pas de ma porte. Une fois que je l'aurai franchi, il n'y aura pas de retour possible. Ils vont détecter ma défection et je disposerai de cinq minutes à peine avant qu'ils ne débarquent.
Si le mystérieux Tool n'est pas en bas en train de m'attendre, dans trois cents secondes maximum, je suis morte. Ce n'est pas plus compliqué.

L'immeuble est plongé dans le noir, aucun bruit en provenance des autres logements. Tout le monde respecte le couvre-feu. Mes voisines sont des citoyennes modèles. De vraies poules pondeuses ! Chacune de mes insubordinations les horrifie. Elles ont peur, je ne les blâme pas.
Je dois me décider ; Tool est un homme demandé, il ne patientera pas indéfiniment. S'il est là.

Machinalement, je passe ma main sur mon ventre. La sensation de vide est immense et provoque la même douleur fulgurante à chaque fois que ma paume rencontre l'absence de rondeur.
De cette souffrance, je puise la force nécessaire pour poser mon pied à l'extérieur. Un dernier regard à mon appartement et je m'élance. Aussi vite que mon corps privé d'exercice peut supporter.
Dans l'obscurité, j'ai du mal à estimer la distance ; lors de ma préparation, que je n'ai effectuée qu'en marchant, j'ai compté les pas. Cependant, couvrir les mètres à cette vitesse est trompeur, et je me prends la porte du couloir de plein fouet. Malgré mes bras tendus, mon visage heurte le battant. Du sang me coule dans la bouche et sur le menton.
Je dévale les escaliers en tenant la rampe d'une main ferme. Le coup m'a sonnée et je ne veux pas chuter.

En bas des trois étages, je m'aperçois que j'ai perdu le compte. J'ai l'impression que mon nez a doublé de volume, il me fait un mal de chien. Quand je sors du bâtiment, je suppose que, si mon temps est écoulé, mon comité d'accueil mettra vite fin à cette gêne.

Un air moite me colle aussitôt à la peau tandis que j'essaye de calmer ma respiration. L'esplanade est déserte. Dans la clarté de la lune, je cherche des yeux mon complice. Il ne doit plus rester beaucoup de temps.
Soudain, on me tire sèchement vers un coin sombre du porche. Je retiens un cri de stupeur et tente de voir l'homme qui me tient le poignet. Il allume une lampe frontale avant de passer un boitier métallique sur mon avant-bras. Sans me lâcher, il me cède une clé.
— Tu es indétectable, me chuchote-t-il rapidement.
Une barbe rousse lui mange la moitié de la face, et ses yeux sont injectés de sang.
— Tu disposes de six heures, reprend-il. Après, tu réapparaîtras sur les écrans, et là, sayonara.
J'opine du chef. Je connais les conditions.
— Longe la rue vers le nord et attend devant le 18. Quelqu'un viendra te chercher.
Avant que je ne le remercie, Tool s'éclipse en rasant les murs. Je pars dans la même direction, puis continue mon chemin à travers la ville morte ; une cité que j'ai connue vibrante et grouillante de vie.

Quand je stoppe devant le numéro indiqué par celui qui a désactivé la puce implantée dans mon bras, je reconnais une ancienne salle de spectacles. À une époque, j'ai assisté à quelques concerts dans ce lieu surchauffé et exigu. La bière y était fameuse.
C'était avant que l'alcool soit interdit. Ainsi que les concerts. Cela me semble si loin ! Je suis étonnée qu'ils n'aient pas rasé ce quartier ; ce n'étaient que résidences d'artistes, galeries et cafés-philo. Inutiles, selon leurs critères.
Lorsque la musique a été prohibée, j'ai cru que je ne pourrais pas être plus malheureuse. Comme je me trompais... Les autres formes d'art ont suivi. J'ai perdu mon travail. Même griffonner sur un carnet est devenu illégal.

Je tressaille à l'approche d'une camionnette aux vitres fumées portant le sigle des milices privées. Prostrée contre la grille baissée, je prie pour que ce soit un camouflage...
La porte latérale s'ouvre et un individu cagoulé me fait signe. Le temps n'est plus à l'hésitation ; je m'engouffre à l'arrière tandis que l'engin redémarre.

L'homme masqué m'enjoint au silence en posant un doigt ganté sur sa bouche, puis échange quelques mots avec le conducteur. Ils parlent français. Cela fait si longtemps que je n'ai entendu personne le pratiquer que j'en frissonne. La légende disait donc vraie : les rebelles perpétuent les anciennes langues.
Appuyée contre des casiers métalliques, j'attends ; par le pare-brise, j'entraperçois le ciel étoilé par intermittence.
Le véhicule ralentit avant de s'engager sur une voie criblée d'ornières. Je suis ballottée en tous sens et, par réflexe, je protège mon ventre ; les yeux sombres de l'homme à l'avant interceptent mon geste.
— Combien ? demande-t-il dans la langue universelle qu'il nous a tous fallu adopter.
— Quatre, dis-je du bout des lèvres en français.
Je déteste évoquer à voix haute ces êtres que je ne verrai pas grandir, des bébés que j'ai tout juste serrés dans mes bras, à peine embrassés...
Il fait un geste du menton.
— On te dépose, mais après tu te démerdes. On ne peut pas repasser par ici, trop dangereux.
Une fois de plus, j'acquiesce. Mon voyage est un allez simple.
— Tu devais pas récupérer un truc ?
Il a raison. J'ai failli oublier. Dans ma poche, j'attrape la clé donnée par Tool et l'introduis dans la serrure du casier portant le même numéro. Dans un sac noir, je découvre ce que j'avais demandé... Je les caresse du bout des doigts. Où ont-ils pu dénicher ça ? Il y a aussi du matériel d'escalade et une montre ; il me reste cinq heures.

La camionnette s'arrête. Mon complice ouvre la portière, mais avant que j'en descende, il exerce une pression sur mon bras.
— Comment tu t'appelles ?
— Jade.
— Nous nous souviendrons de toi.
Je ne le fais pas pour ça, mais ses mots me touchent. Quand la lumière des phares s'évanouit dans la nuit, il n'est pas trop tard pour que j'en fasse de même, que je m'extirpe le traceur et que je m'exile. Mais existe-t-il encore des terres où vivre sans entraves ?

Je réajuste le sac sur mon épaule et parcours la centaine de mètres qui me sépare de mon objectif. Au pied de l'immense structure, la réalité me rattrape. Je n'ai jamais fait aussi grand et le temps joue contre moi.
J'ignore si j'aurai terminé quand ma balise se rallumera. Sans doute est-ce la beauté de la chose. L'incertitude. C'est ce que j'apprécie dans l'art : aucune œuvre n'est ratée tant qu'on y met du cœur. Et bon sang, je vais y jeter mes tripes et tout l'amour du monde, dans celle-là !

Je passe sous la bâche qu'ils abattront au petit jour pour dévoiler, sur l'unique chaîne de télé mondiale, le portrait monumental de notre Maître Suprême. Ce nom me donne la nausée. Je grimpe à l'échelle et, depuis le sommet, je contemple ma ville. Ma vie. Mes petits sont là, quelque part...

Après m'être harnachée, je descends en rappel le long de l'image et me mets au travail. Pendant les heures qui suivent, le monde autour de moi s'efface. Les minutes s'égrènent tandis que disparaît, petit à petit, le visage de cet homme honni.

J'oublie l'odeur des solvants, la soif, la fatigue, et même le brouhaha lointain des gens qui s'installent pour assister à l'inauguration.
Voilà des années que je ne me suis pas sentie aussi heureuse.

J'ai fini.

Dans une synchronisation inouïe, je me laisse glisser le long de la corde au moment où la bâche s'abaisse.
C'est parfait. Je n'aurai pu rêver mieux comme chant du cygne.

Quand un projectile se loge dans mon rein droit, la douleur éclate. Néanmoins, elle n'est rien comparée à celle que j'ai vécue à chaque fois qu'ils m'ont arraché un enfant.
Je m'écroule.
Oblitérant tous les autres bruits – les cris offusqués du public comme les pas des soldats qui montent vers moi –, le dernier son qui résonne à mes oreilles est le cri primal de mes bébés.
Ce besoin si fort d'exister dès les premières secondes de vie.

Je prie pour que ces enfants aient au moins hérité d'un de mes gênes : celui de l'insoumission.

Les yeux levés, l'ultime image que j'emporte avec moi est celle de la fresque murale que je viens d'achever.

En lettres multicolores géantes, il est écrit : « LIBERTÉ ».

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