Toute histoire commence un jour, quelque part. Passe pour l’histoire. Mais, quelque personnelle qu’elle puisse paraître, le lecteur voudra bien m’accorder sinon le gros de son temps, du moins une infime partie, histoire de savoir ce que j’ai jusqu’ici vécu, si tant est qu’il en ait de libre pour le consacrer à une fille de seize ans que je suis, et dont le lot est constamment sujet à d’interminables changements.
Pour ce qui est de ce « quelque part », censé être l’endroit où doive se dérouler l’histoire mienne, le lecteur daignera (une fois encore) tenir pour provisoire le lieu même où je réside par les temps qui courent. Parce que notre fortune que dis-je, notre infortune, varie si souvent et si dramatiquement qu’indiquer un endroit précis comme domicile serait inopportun. Comment aurait-il pu en être autrement quand je fais partie de ces familles sans cesse déplacées, parce que sans cesse mises à rude épreuve par des conflits et guerres dont les motifs me sont inconnus.
Je suis pour ainsi dire condamnée à traverser autant de villages qu’il y a de milices, de groupes armés et de fosses communes. Je suis de ces enfants dont les familles ont dû braver autant de périls qu’il y a de chefs de guerre, de villages brûlés, de sang versé... et des balles, comme s’il en pleuvait.
Que voyez-vous qui n’aille, lecteur ? Tant pour moi que pour les autres (j’entends tous ceux qui vivent sous la même tente que ma famille), cela va de soi. Il ne saurait d’ailleurs en aller autrement, pour qui ne peut trouver meilleur vie. Aussi nous faisions-nous une raison. Si bien que ma grand-mère, à force de ces tirs sporadiques, en a crevé voici quelque deux mois. Celle-ci, Dieu ait son âme ! pour édulcorer l’ambiance quelque peu insupportable qui accompagnait nos traversées, nous faisait alors des contes dont mes frères et moi faisions nos délices des heures durant, tout pelotonnés contre elle. Soit dit en passant, j’ai deux frères, qui de deux ans mon cadet, qui de trois ans mon aîné.
Aujourd’hui, moi et ma famille devons notre salut à un camp humanitaire qui nous fournit protection et assurance. Des éclats d’obus, on n’en entend beaucoup moins par ici, et je ne demande pas mieux.
La vielle, donc, nous parlait de je ne sais quels héros et héroïnes aux vies supposément pleines de magie, de mystère et de surnaturel. C’était sa façon bien à elle de nous faire nous sentir bien, de nous ôter l’idée fixe qui nous hantait et qui prenait la forme des massacres à coups de machettes, de lance-pierre et tout le tremblement contre lesquels on nous mettait moi et mes frères en garde.
Quant à ces narrations, seraient-elles prodiguées par le plus merveilleux des conteurs qui pût exister, que je ne m’en laisserais nullement conter. Il était hors de question que ces princes et princesses dont la vieille peuplait ses contes, au destin parfait s’il en est, soient des personnes vivant comme nous sur terre. Va pour leur vie de héros, mais moi aussi j’en ai une, et c’était très peu pour moi de m’en inventer une nouvelle telle que la leur, fussé-je réduite à la dernière extrémité, moi qui continuais à vivre sous la dictée des balles aux sinistres accents. La vie pour moi manquait désormais de sel.
Le plus étrange était que pas âme qui vive sous notre tente, à part moi, ne semblait un seul instant douter de tout ce que la vieille nous vendait comme autant de modèles de vie à convoiter. J’aspirais toutefois à part moi au destin de ces héros, reluquais leur existence à grand renfort de conjectures toutes plus idéelles les unes que les autres, jalousais à l’envi leurs chevaux, leurs palais, bref tout ce qu’ils ont de richesses. Beau destin que le leur ! Je souhaitais dans ma balade imaginaire bien en avoir d’aussi parfait. Non que je me plaignisse du sort qu’était le mien, n’en pouvant mais.
Ces illusions n’étaient pas plus tôt ruminées, que je regagnais mes déceptions qui m’attendaient fermes aux portes de mon réveil, sommeil que je quittais yeux embués de larmes, à trop y avoir vu des hommes armés me menaçant. Grand-mère et mère, elles, me consolaient du mieux qu’elles pouvaient. Celui qui me tenait alors compagnie était non pas mes frères (ils étaient trop occupés pour cela), mais tonton Luc qui s’est pris d’affection pour moi.
Ce tonton Luc, je l’avais déjà vu dans un village. Le revoir dans le même camp que moi est pour moi pain bénit. Il a comme changé ma vie. On m’interdisait alors de jamais sortir, fût-ce pour prendre de l’air, bien que les autres eussent cette permission. Pour quelles raisons, je ne saurais alors me l’expliquer. Tonton Luc et sa famille vivaient sous une autre tente que nous, mais en plus grande à mes yeux, et lorsque maman (désormais seule) allait chercher eau et autres vivres dans le camp, il prenait le relais. Il ne me quittait presque plus et semblait prendre du plaisir à me surveiller. Du moins était-ce l’impression que j’avais. J’étais convaincue qu’il y avait quelque complicité entre lui et mes parents. Une fois maman revenue, il allait à son tour quérir la ration alimentaire journellement fournie par les ONG pour le compte des siens. Ce terme – ONG –, c’était lui qui me l’avait appris, un jour qu’il était encore avec moi. Il disait que c’était une compagnie dont les membres sont chargés de nous soutenir, de nous accompagner et nous soigner. Mais ce qui me frustrait plus que tout au monde, c’était le fait qu’il me marquait à la culotte. Plus il était là et plus je me sentais on ne peut plus mal. Non, il doit être payé pour ainsi me surveiller, alors que mes deux frères, eux, sortaient jouer tout près de la tente et que mère rejoignait souvent la compagnie d’autres femmes du camp. Jamais fille ne fut malheureuse. J’étais comme assignée, et ce n’était pas peu dire que sa présence commençait à me peser. Si bien qu’un jour, à bout de nerf, je lui demandai pourquoi toute cette surveillance. C’est alors qu’il me dit, le plus calmement du monde, que c’était pour mon bien, que ma vie en dépendait, qu’on pourrait bien s’en prendre à moi si jamais je m’éloignais de la zone d’installation du camp. Je le relançai, espérant qu’il m’éclairerait pour de bon sur une question à laquelle je ne comprenais invariablement rien. Bien à contrecœur, il m’avoua, après bien des hésitations, que c’était à cause de ma peau. Cette réponse ajouta d’autant plus à ma curiosité insatisfaite, que je lui demandai dans la foulée si j’étais en rien susceptible d’être attaquée, rien que pour ma peau.
« Si fait, m’assura-t-il, si fait, c’est justement en raison de ta peau, de ta nature, comme qui dirait ».
Je comprenais à peine le fin mot de l’histoire car, lecteur, je ne te l’avais pas dit, j’étais différente des autres filles du camp où nous étions installés, je l’étais d’ailleurs depuis ma tendre naissance, si j’en crois ma mère. Mon teint était par trop blanc, par trop colorié, je voyais à peine le jour. À mes yeux, cela ne saurait tirer à conséquence. Ceci a pourtant dû attirer l’attention des gens puisque, d’aussi loin que je me souvienne, à chaque changement de lieu, des gens me dévisageaient, d’autres me traitaient de haut, me toisaient d’un air qui m’était invivable. Mais, insouciante comme je l’étais, je m’en moquais aussi bien que si leur opinion était la chose dont on doive le moins prendre en compte ici-bas.
« Tu ne devrais pas sortir sans qu’on t’accompagne, continua-t-il. Pour tout te dire, tu fais partie de ces gens qu’on traite, à tort, d’intouchables. Des personnes de ton espèce ont souvent été victimes d’attaques brutales. Oh, j’aimerais bien te cacher tout ceci ! Après deux minutes de silence meublées de soupirs, il reprit :
« D’autres ont souvent fait l’objet de pratiques rituelles, d’enlèvements et d’assassinat. Violences et discrimination, voilà leur lot, comme s’ils étaient des moins que rien. Il n’en est rien, pourtant.
– Mais pourquoi autant de haine ? Ces gens ont dû être comptables de quelque mépris à l’encontre de ceux qui les attaquaient, dis-je, ne comprenant toujours pas.
– Nullement, dit-il. Les albinos, comme on les appelle souvent, ont de tout temps été victimes de ces actes barbares, en tout cas dans nos milieux. La croyance, et quelle croyance !, faisaient croire que leurs os étaient censés apporter de la richesse ou de la chance. Même morts et enterrés, ne voilà-t-il pas que ces sans foi ni loi reviennent à la charge, en vandalisant et en saccageant leur tombe !
– Eh bien, repartis-je, plus drapée dans mon amour-propre que jamais, à tant que faire d’être à nos trousses, pourquoi ne pas nous exterminer pour de bon, hein, je vous le demande ? Me persécute qui voudra, mais ce n’était aucunement ma faute, pour autant que je sache, d’être ainsi née. Il sursauta, puis eut un mouvement d’épaules et ce que je vis alors me surprit : son visage, que je n’avais jusque-là vu autrement que placide et imperturbable, s’assombrit d’un coup. Mieux, il baissa la tête et ce n’était qu’après bien des minutes qu’à ma saute d’humeur, tonton Luc répliqua précisément que c’était une « maladie génétique qui induit une dépigmentation cutanée et pileuse, liée parfois à une déficience visuelle majeure ». Termes techniques qui étaient inconnues d’une fille aussi ignorante et aussi peu au fait des choses de la vie que je pouvais l’être ! Quoi qu’il en fût, il me rassura que je n’étais pas condamnée à vivre ainsi recluse toute ma vie, et que sous d’autres cieux je serais mieux considérée.
Soit. M’était tout de même avis qu’il tout disait cela pour me consoler. Il n’en mettait pas moins beaucoup de certitude, beaucoup de conviction dans ce qu’il affirmait. C’était une aberration que d’imputer à crime une maladie génétique, qu’il dit. « Quand même ce serait une maladie acquise, ajouta-t-il, il faut que les gens fussent étroits d’esprits pour s’en prendre à ces gens, qui n’en sont pas moins des hommes. » Il m’apprit dans la foulée qu’il y a des sorts tout aussi tristes, et même pires. Ainsi, il me parla des migrants, des gens soumis aux calamités naturelles. Il ajouta que je devrais remercier le Ciel, parce que d’autres filles à mon âge et d’autres femmes sont invariablement en butte aux violences sexuelles et que ce n’est pas merveille qu’elles se reconstruisent difficilement. Me voilà servie.
Tonton Luc était de ces gens qui sont comme il faut, cultivés à souhait, aussi intellectuellement que physiquement. Il était non seulement bien mis tout le temps, mais avait toujours un bouquin par-devers lui et, tout en me surveillant, il jetait de temps à autre un regard sur les pages auxquelles je ne comprenais strictement rien. C’est à lui que je devais la connaissance des mots. Très vite, il me redonna goût à la lecture, me fit lire souvent, moi qui avais totalement désappris. J’avais même droit à une séance de conjugaison. J’étais convaincue, à ses propos et explications, qu’il a dû beaucoup fréquenter avant ces horreurs. Moi et mes frères n’avons eu ni le temps ni le loisir d’étudier car aussitôt les conflits commencés, écoles, hôpitaux, églises ont volé en éclat. Même alors, les écoles n’avaient d’utilité que le nom. Les miliciens, c’est encore tonton Luc, qui m’a appris ce mot, ont tout brûlé. Je crains que nous ne soyons à nouveau déplacés.
Quand je l’ai revu dans ce camp, on ne saurait imaginer ma joie. Je restais désormais avec lui sous une tente qui, pour être dénuée de tout équipement, n’en était pas moins un havre de paix.
Un jour qu’il me tenait compagnie et que je lui demandai si je pouvais jamais devenir une grande femme un jour, il dit que oui, que je pouvais apprendre la danse classique, histoire de me sentir libre dans ma tête. Pas mal du tout, son idée. Il dit qu’il existe des conservatoires pour cela. Comment diable sait-il tout cela lui, un déplacé ! Non, il a dû faire de bonnes études.
Nous avons ainsi bouclé notre troisième semaine dans le camp. La nuit nous a maintenant couverts de son manteau. Il y a beau temps que Tonton Luc m’a quittée. Il est à cette heure chez les siens. Qui mieux que toi, infatigable lecteur, sait que les bonnes choses ne durent jamais en ce bas monde de brutes ? Peut-être n’allons-nous jamais plus nous revoir, quand ce sale temps aura pris fin, et que chacun retournera chez lui plus dépourvu qu’il ne l’était auparavant. Oui, peut-être tonton Luc m’oubliera-t-il. Si cela advenait, eh bien, grand bien lui fasse. Mais moi, je le porterai à tout jamais au fond de mon cœur.
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Tout le monde dort ou presque. Le temps d’ajouter ces quelques mots et j’irai me coucher à mon tour. Cela me fait sourire d’avoir décidé de veiller un tantinet rien que pour coucher ma vie d’adolescente infortunée par écrit. Drôle d’idée, en vérité !
Tôt ou tard, après s’être suffisamment haïs comme jamais ils ne l’ont fait, ces hommes finiront par se retrouver. Et s’aimer. D’une manière ou d’une autre.
Ma seule inquiétude, c’est ce qu’il restera de biens, de commerces, d’activités, quand nous aurons quitté ce camp et auront regagné nos demeures respectives.
Si je n’ai rien dit de mon père, crois bien, lecteur, que son souvenir m’est que cruel, plus insoutenable. Ne va pas demander s’il est vivant, de peur de raviver une plaie jamais cicatrisée. Je donnerais beaucoup pour le revoir!
Pour ce qui est de ce « quelque part », censé être l’endroit où doive se dérouler l’histoire mienne, le lecteur daignera (une fois encore) tenir pour provisoire le lieu même où je réside par les temps qui courent. Parce que notre fortune que dis-je, notre infortune, varie si souvent et si dramatiquement qu’indiquer un endroit précis comme domicile serait inopportun. Comment aurait-il pu en être autrement quand je fais partie de ces familles sans cesse déplacées, parce que sans cesse mises à rude épreuve par des conflits et guerres dont les motifs me sont inconnus.
Je suis pour ainsi dire condamnée à traverser autant de villages qu’il y a de milices, de groupes armés et de fosses communes. Je suis de ces enfants dont les familles ont dû braver autant de périls qu’il y a de chefs de guerre, de villages brûlés, de sang versé... et des balles, comme s’il en pleuvait.
Que voyez-vous qui n’aille, lecteur ? Tant pour moi que pour les autres (j’entends tous ceux qui vivent sous la même tente que ma famille), cela va de soi. Il ne saurait d’ailleurs en aller autrement, pour qui ne peut trouver meilleur vie. Aussi nous faisions-nous une raison. Si bien que ma grand-mère, à force de ces tirs sporadiques, en a crevé voici quelque deux mois. Celle-ci, Dieu ait son âme ! pour édulcorer l’ambiance quelque peu insupportable qui accompagnait nos traversées, nous faisait alors des contes dont mes frères et moi faisions nos délices des heures durant, tout pelotonnés contre elle. Soit dit en passant, j’ai deux frères, qui de deux ans mon cadet, qui de trois ans mon aîné.
Aujourd’hui, moi et ma famille devons notre salut à un camp humanitaire qui nous fournit protection et assurance. Des éclats d’obus, on n’en entend beaucoup moins par ici, et je ne demande pas mieux.
La vielle, donc, nous parlait de je ne sais quels héros et héroïnes aux vies supposément pleines de magie, de mystère et de surnaturel. C’était sa façon bien à elle de nous faire nous sentir bien, de nous ôter l’idée fixe qui nous hantait et qui prenait la forme des massacres à coups de machettes, de lance-pierre et tout le tremblement contre lesquels on nous mettait moi et mes frères en garde.
Quant à ces narrations, seraient-elles prodiguées par le plus merveilleux des conteurs qui pût exister, que je ne m’en laisserais nullement conter. Il était hors de question que ces princes et princesses dont la vieille peuplait ses contes, au destin parfait s’il en est, soient des personnes vivant comme nous sur terre. Va pour leur vie de héros, mais moi aussi j’en ai une, et c’était très peu pour moi de m’en inventer une nouvelle telle que la leur, fussé-je réduite à la dernière extrémité, moi qui continuais à vivre sous la dictée des balles aux sinistres accents. La vie pour moi manquait désormais de sel.
Le plus étrange était que pas âme qui vive sous notre tente, à part moi, ne semblait un seul instant douter de tout ce que la vieille nous vendait comme autant de modèles de vie à convoiter. J’aspirais toutefois à part moi au destin de ces héros, reluquais leur existence à grand renfort de conjectures toutes plus idéelles les unes que les autres, jalousais à l’envi leurs chevaux, leurs palais, bref tout ce qu’ils ont de richesses. Beau destin que le leur ! Je souhaitais dans ma balade imaginaire bien en avoir d’aussi parfait. Non que je me plaignisse du sort qu’était le mien, n’en pouvant mais.
Ces illusions n’étaient pas plus tôt ruminées, que je regagnais mes déceptions qui m’attendaient fermes aux portes de mon réveil, sommeil que je quittais yeux embués de larmes, à trop y avoir vu des hommes armés me menaçant. Grand-mère et mère, elles, me consolaient du mieux qu’elles pouvaient. Celui qui me tenait alors compagnie était non pas mes frères (ils étaient trop occupés pour cela), mais tonton Luc qui s’est pris d’affection pour moi.
Ce tonton Luc, je l’avais déjà vu dans un village. Le revoir dans le même camp que moi est pour moi pain bénit. Il a comme changé ma vie. On m’interdisait alors de jamais sortir, fût-ce pour prendre de l’air, bien que les autres eussent cette permission. Pour quelles raisons, je ne saurais alors me l’expliquer. Tonton Luc et sa famille vivaient sous une autre tente que nous, mais en plus grande à mes yeux, et lorsque maman (désormais seule) allait chercher eau et autres vivres dans le camp, il prenait le relais. Il ne me quittait presque plus et semblait prendre du plaisir à me surveiller. Du moins était-ce l’impression que j’avais. J’étais convaincue qu’il y avait quelque complicité entre lui et mes parents. Une fois maman revenue, il allait à son tour quérir la ration alimentaire journellement fournie par les ONG pour le compte des siens. Ce terme – ONG –, c’était lui qui me l’avait appris, un jour qu’il était encore avec moi. Il disait que c’était une compagnie dont les membres sont chargés de nous soutenir, de nous accompagner et nous soigner. Mais ce qui me frustrait plus que tout au monde, c’était le fait qu’il me marquait à la culotte. Plus il était là et plus je me sentais on ne peut plus mal. Non, il doit être payé pour ainsi me surveiller, alors que mes deux frères, eux, sortaient jouer tout près de la tente et que mère rejoignait souvent la compagnie d’autres femmes du camp. Jamais fille ne fut malheureuse. J’étais comme assignée, et ce n’était pas peu dire que sa présence commençait à me peser. Si bien qu’un jour, à bout de nerf, je lui demandai pourquoi toute cette surveillance. C’est alors qu’il me dit, le plus calmement du monde, que c’était pour mon bien, que ma vie en dépendait, qu’on pourrait bien s’en prendre à moi si jamais je m’éloignais de la zone d’installation du camp. Je le relançai, espérant qu’il m’éclairerait pour de bon sur une question à laquelle je ne comprenais invariablement rien. Bien à contrecœur, il m’avoua, après bien des hésitations, que c’était à cause de ma peau. Cette réponse ajouta d’autant plus à ma curiosité insatisfaite, que je lui demandai dans la foulée si j’étais en rien susceptible d’être attaquée, rien que pour ma peau.
« Si fait, m’assura-t-il, si fait, c’est justement en raison de ta peau, de ta nature, comme qui dirait ».
Je comprenais à peine le fin mot de l’histoire car, lecteur, je ne te l’avais pas dit, j’étais différente des autres filles du camp où nous étions installés, je l’étais d’ailleurs depuis ma tendre naissance, si j’en crois ma mère. Mon teint était par trop blanc, par trop colorié, je voyais à peine le jour. À mes yeux, cela ne saurait tirer à conséquence. Ceci a pourtant dû attirer l’attention des gens puisque, d’aussi loin que je me souvienne, à chaque changement de lieu, des gens me dévisageaient, d’autres me traitaient de haut, me toisaient d’un air qui m’était invivable. Mais, insouciante comme je l’étais, je m’en moquais aussi bien que si leur opinion était la chose dont on doive le moins prendre en compte ici-bas.
« Tu ne devrais pas sortir sans qu’on t’accompagne, continua-t-il. Pour tout te dire, tu fais partie de ces gens qu’on traite, à tort, d’intouchables. Des personnes de ton espèce ont souvent été victimes d’attaques brutales. Oh, j’aimerais bien te cacher tout ceci ! Après deux minutes de silence meublées de soupirs, il reprit :
« D’autres ont souvent fait l’objet de pratiques rituelles, d’enlèvements et d’assassinat. Violences et discrimination, voilà leur lot, comme s’ils étaient des moins que rien. Il n’en est rien, pourtant.
– Mais pourquoi autant de haine ? Ces gens ont dû être comptables de quelque mépris à l’encontre de ceux qui les attaquaient, dis-je, ne comprenant toujours pas.
– Nullement, dit-il. Les albinos, comme on les appelle souvent, ont de tout temps été victimes de ces actes barbares, en tout cas dans nos milieux. La croyance, et quelle croyance !, faisaient croire que leurs os étaient censés apporter de la richesse ou de la chance. Même morts et enterrés, ne voilà-t-il pas que ces sans foi ni loi reviennent à la charge, en vandalisant et en saccageant leur tombe !
– Eh bien, repartis-je, plus drapée dans mon amour-propre que jamais, à tant que faire d’être à nos trousses, pourquoi ne pas nous exterminer pour de bon, hein, je vous le demande ? Me persécute qui voudra, mais ce n’était aucunement ma faute, pour autant que je sache, d’être ainsi née. Il sursauta, puis eut un mouvement d’épaules et ce que je vis alors me surprit : son visage, que je n’avais jusque-là vu autrement que placide et imperturbable, s’assombrit d’un coup. Mieux, il baissa la tête et ce n’était qu’après bien des minutes qu’à ma saute d’humeur, tonton Luc répliqua précisément que c’était une « maladie génétique qui induit une dépigmentation cutanée et pileuse, liée parfois à une déficience visuelle majeure ». Termes techniques qui étaient inconnues d’une fille aussi ignorante et aussi peu au fait des choses de la vie que je pouvais l’être ! Quoi qu’il en fût, il me rassura que je n’étais pas condamnée à vivre ainsi recluse toute ma vie, et que sous d’autres cieux je serais mieux considérée.
Soit. M’était tout de même avis qu’il tout disait cela pour me consoler. Il n’en mettait pas moins beaucoup de certitude, beaucoup de conviction dans ce qu’il affirmait. C’était une aberration que d’imputer à crime une maladie génétique, qu’il dit. « Quand même ce serait une maladie acquise, ajouta-t-il, il faut que les gens fussent étroits d’esprits pour s’en prendre à ces gens, qui n’en sont pas moins des hommes. » Il m’apprit dans la foulée qu’il y a des sorts tout aussi tristes, et même pires. Ainsi, il me parla des migrants, des gens soumis aux calamités naturelles. Il ajouta que je devrais remercier le Ciel, parce que d’autres filles à mon âge et d’autres femmes sont invariablement en butte aux violences sexuelles et que ce n’est pas merveille qu’elles se reconstruisent difficilement. Me voilà servie.
Tonton Luc était de ces gens qui sont comme il faut, cultivés à souhait, aussi intellectuellement que physiquement. Il était non seulement bien mis tout le temps, mais avait toujours un bouquin par-devers lui et, tout en me surveillant, il jetait de temps à autre un regard sur les pages auxquelles je ne comprenais strictement rien. C’est à lui que je devais la connaissance des mots. Très vite, il me redonna goût à la lecture, me fit lire souvent, moi qui avais totalement désappris. J’avais même droit à une séance de conjugaison. J’étais convaincue, à ses propos et explications, qu’il a dû beaucoup fréquenter avant ces horreurs. Moi et mes frères n’avons eu ni le temps ni le loisir d’étudier car aussitôt les conflits commencés, écoles, hôpitaux, églises ont volé en éclat. Même alors, les écoles n’avaient d’utilité que le nom. Les miliciens, c’est encore tonton Luc, qui m’a appris ce mot, ont tout brûlé. Je crains que nous ne soyons à nouveau déplacés.
Quand je l’ai revu dans ce camp, on ne saurait imaginer ma joie. Je restais désormais avec lui sous une tente qui, pour être dénuée de tout équipement, n’en était pas moins un havre de paix.
Un jour qu’il me tenait compagnie et que je lui demandai si je pouvais jamais devenir une grande femme un jour, il dit que oui, que je pouvais apprendre la danse classique, histoire de me sentir libre dans ma tête. Pas mal du tout, son idée. Il dit qu’il existe des conservatoires pour cela. Comment diable sait-il tout cela lui, un déplacé ! Non, il a dû faire de bonnes études.
Nous avons ainsi bouclé notre troisième semaine dans le camp. La nuit nous a maintenant couverts de son manteau. Il y a beau temps que Tonton Luc m’a quittée. Il est à cette heure chez les siens. Qui mieux que toi, infatigable lecteur, sait que les bonnes choses ne durent jamais en ce bas monde de brutes ? Peut-être n’allons-nous jamais plus nous revoir, quand ce sale temps aura pris fin, et que chacun retournera chez lui plus dépourvu qu’il ne l’était auparavant. Oui, peut-être tonton Luc m’oubliera-t-il. Si cela advenait, eh bien, grand bien lui fasse. Mais moi, je le porterai à tout jamais au fond de mon cœur.
........................................................................................................
Tout le monde dort ou presque. Le temps d’ajouter ces quelques mots et j’irai me coucher à mon tour. Cela me fait sourire d’avoir décidé de veiller un tantinet rien que pour coucher ma vie d’adolescente infortunée par écrit. Drôle d’idée, en vérité !
Tôt ou tard, après s’être suffisamment haïs comme jamais ils ne l’ont fait, ces hommes finiront par se retrouver. Et s’aimer. D’une manière ou d’une autre.
Ma seule inquiétude, c’est ce qu’il restera de biens, de commerces, d’activités, quand nous aurons quitté ce camp et auront regagné nos demeures respectives.
Si je n’ai rien dit de mon père, crois bien, lecteur, que son souvenir m’est que cruel, plus insoutenable. Ne va pas demander s’il est vivant, de peur de raviver une plaie jamais cicatrisée. Je donnerais beaucoup pour le revoir!