« Tu es grosse, tu ne seras jamais aimée, tu ne mérites pas de vivre ainsi, comment oses-tu ? Comment peux-tu tolérer ce corps immonde qui n’est autre qu’un amas de gras ? Regarde-toi, encore, regarde de plus près, ne vois-tu pas ? Ne vois-tu pas cette horreur, cette chose horrible que tu es ? Fais quelque chose, bouge-toi, ce n’est pas possible de se laisser aller de la sorte, comment penses-tu que les autres te voient, comme moi bien sûr, j’ai raison, et tu le sais, c’est moi qui détient la vérité, moi seule que tu te dois d’écouter, alors je te le dis et redis, et te le répèterais sans cesse pour que tu ne lâches pas, CESSE DE MANGER. Tu me remercieras lorsque les autres te regarderont envieux de ce corps de rêve que tu auras, tu me remercieras de t’avoir soutenue pour parvenir au meilleur résultat possible, au poids le plus bas que tu n’aies jamais eu. Tu me remercieras même si tu as mal, même si tu souffres, parce que tu le sais aussi, il faut souffrir pour être belle. » Me répétait cette voix intérieure que je n’avais ni invitée, ni laissée entrer consciemment. Elle s’était immiscée insidieusement, et s’était installée dans chaque recoin de mon esprit.
Il n’avait pas fallu grand chose, une croyance bien ancrée, celle de ne pas être assez bien, assez belle, et un désir profond, celui de le devenir, pour que naisse alors ma dénutrition totale.
Je n’avais jamais eu de problèmes de poids, on ne m’avait jamais considérée comme étant trop ronde, mais tout partait d’une comparaison quotidienne, cette chose terrible que je faisais bien souvent sans parfois même m’en rendre compte. Ces corps idéaux, ces corps parfaits (même si souvent retouchés ou refaits) que je voyais en image, sur les réseaux, à la télévision, sur les affiches publicitaires. Je ne choisissais pas toujours de les regarder, parfois, elles venaient à moi, comme un rappel de tout ce que j’avais pu déjà regarder. Ces corps vantés, ces corps qui font vendre, je finissais alors par me convaincre qu’aujourd’hui, pour réussir lorsque l’on est une femme, il faut être belle et très mince. Je regardais les défilés de mode, et me disais alors que c’était cela la beauté suprême, les os et la peau, rien d’autres.
Le commencement dans cette aventure me parut si merveilleux que rien ne pouvait m’arrêter. Mon ventre se creusait chaque jour un peu plus, sans pour autant côtoyer ma colonne vertébrale, il ressemblait à ses femmes en bikinis, il me plaisait davantage. Je seulement de l’eau, en petite quantité pour ne pas trop gonfler, et une pomme en fin de journée. Le cercle était vicieux tout en m’apparaissant vertueux, moins je mangeais moins je ressentais la faim, mon estomac rétrécissait. Je souffrais physiquement, mais ma voix, tournant en boucle, me répétait que tout cela était normal, c’était cela être forte, et c’était de cette force que découlerait ma beauté suprême. J’avais des vertiges, et j’étais contente, je savais que cela était dû au manque de calories, dû au jeun répété, quotidien. Je marchais plus lentement, tous mes gestes étaient réalisés avec moins de vivacité, mais peu m’importait, c’était le prix à payer. Lorsque j’avais encore la force de sortir de chez moi, j’observais les gens au restaurant, les voir manger m’écoeurait, et silencieusement je les méprisais d’un regard plus noir que la nuit. Je me sentais si puissante d’avoir un tel contrôle sur moi-même, que je croyais même avoir davantage confiance en moi. Je commençais à regarder des sites pour postuler en tant que modèle, je me sentais mieux, étais-je convaincue, mais pas encore assez bien.
Comment et où s’arrêter ? Telle était la question que je ne me posais pas.
Plus le temps passait, plus les effets indésirables s’accentuaient, de nouveaux apparaissaient, la perte importante de mes cheveux, la disparition progressive de mes muscles que je ne pouvais plus tellement solliciter longuement, la sensation d’un froid glacial permanent sur mon corps sans parvenir à le réchauffer, parmi d’autres encore. Je vivais seule à ce moment-là, et j’occultais toute demande sociale de sortie, je continuais comme je le pouvais la formation à distance que j’avais entreprise à la rentrée, être concentrée me demandait un effort de moins en moins aisé à déployer.
Plus je me regardais dans le miroir et moins je me voyais maigrir, pire encore, chaque fois que mon reflet m’apparaissait, je bondissais, effrayée de voir encore tant de volume. Et alors même que je tentais de contredire ma maudite voix, de songer à arrêter ce régime radical, pensant être suffisamment mince, le miroir me montrait l’inverse, m’obligeant ainsi à continuer, sans relâche. De plus en plus faible, de plus en plus maigre, la masse que je pensais voir n’était autre que le relief de mes os, devenus visibles. M’étant coupée de toute vie sociale avec pour prétexte ma formation dans le domaine du coaching, personne alors ne pouvait me voir, cela faisait déjà trois mois et malgré la durée relativement brève, il s’était produit en moi beaucoup de choses. Je ne voyais plus d’issue, lorsque éclairée, je me disais qu’il serait peut-être mieux que je recommence à manger un peu, je voyais un tas de gras sous mes yeux, et ne pouvais le tolérer. Croyant maigrir, je m’effaçais en fait peu à peu.
Jusqu’au jour où allant chercher mon courrier comme chaque matin, je me suis écroulée dans le couloir de l’immeuble, inconsciente et inerte. Je n’ai jamais su combien de temps j’avais pu rester là, tel un cadavre. C’est un voisin qui m’a trouvée, un homme d’une trentaine d’années, Samuel, qui m’a, selon ses dires, d’abord secouée légèrement sans réaction de ma part, puis emmenée sans attendre aux urgences.
Je faisais, avant de descendre cette pente mortelle, 54 kilos pour 1m62, je faisais, cinq mois plus tard, toujours la même taille, mais je ne pesais désormais que 36 kilos. Je ne comprenais pas ce que me racontaient les médecins, je ne comprenais pas la détresse dans leurs yeux, l’inquiétude qui résonnait si fortement lorsqu’ils m’expliquaient la situation, je ne les croyais pas. Je n’avais connaissance de mon poids seulement lorsque je me rendais chez mon médecin, je n’avais fait que me fier au reflet du miroir, de mon miroir, et c’était tout, je portais tous les jours un large tee- shirt qui ne me permettait pas de voir une différence, j’avais perdu tout repère, le seul étant le peu d’eau avalé et la pomme quotidienne sacrée. Je me posais alors deux questions. La première étant de savoir comment il était possible de perdre autant de poids en si peu de temps, la seconde, comment j’avais pu ne pas le voir plus tôt. La chose que l’on ne cessait de me répéter, ou peut-être y en avait-il deux, étaient d’abord que ma chute, ce matin-là, m’avait sauvée, et ensuite comment personne n’avait-il pu s’en apercevoir. Je répondais si aisément à la question, mes mots résonnant au rythme des gouttes entrant dans mon corps, que par choix de ma part, j’avais cessé tout contact physique avec mes proches, si peu soient-ils, mes parents n’étant plus de ce monde, ni frère ni soeur, il me restait des amis, mais des amis occupés, des amis avec qui le téléphone suffisait.
Samuel ne me quitta plus après cela, après cet événement étrange ou peut-être divin.
Ce fut d’abord des visites quotidiennes à l’hôpital, le temps que mon corps récupère ce qu’il lui avait manqué, et ensuite lorsqu’il fallut surveiller mes premiers repas, seule, en dehors de l’établissement salvateur.
Vous savez, cela me semblait terrible d’ingurgiter cinq petits repas par jour, de voir mon ventre gonfler autant, et je pleurais tous les jours de constater l’anéantissement de tant d’efforts. Mais l’amour se présenta sur mon chemin, je pouvais choisir de l’occulter comme j’avais choisi de le faire en m’enfermant, ou l’embrasser pleinement, ce que je fis. L’amour me sauva, je choisis la vie, moi Sara, âgée de seulement dix neuf ans.
Il n’avait pas fallu grand chose, une croyance bien ancrée, celle de ne pas être assez bien, assez belle, et un désir profond, celui de le devenir, pour que naisse alors ma dénutrition totale.
Je n’avais jamais eu de problèmes de poids, on ne m’avait jamais considérée comme étant trop ronde, mais tout partait d’une comparaison quotidienne, cette chose terrible que je faisais bien souvent sans parfois même m’en rendre compte. Ces corps idéaux, ces corps parfaits (même si souvent retouchés ou refaits) que je voyais en image, sur les réseaux, à la télévision, sur les affiches publicitaires. Je ne choisissais pas toujours de les regarder, parfois, elles venaient à moi, comme un rappel de tout ce que j’avais pu déjà regarder. Ces corps vantés, ces corps qui font vendre, je finissais alors par me convaincre qu’aujourd’hui, pour réussir lorsque l’on est une femme, il faut être belle et très mince. Je regardais les défilés de mode, et me disais alors que c’était cela la beauté suprême, les os et la peau, rien d’autres.
Le commencement dans cette aventure me parut si merveilleux que rien ne pouvait m’arrêter. Mon ventre se creusait chaque jour un peu plus, sans pour autant côtoyer ma colonne vertébrale, il ressemblait à ses femmes en bikinis, il me plaisait davantage. Je seulement de l’eau, en petite quantité pour ne pas trop gonfler, et une pomme en fin de journée. Le cercle était vicieux tout en m’apparaissant vertueux, moins je mangeais moins je ressentais la faim, mon estomac rétrécissait. Je souffrais physiquement, mais ma voix, tournant en boucle, me répétait que tout cela était normal, c’était cela être forte, et c’était de cette force que découlerait ma beauté suprême. J’avais des vertiges, et j’étais contente, je savais que cela était dû au manque de calories, dû au jeun répété, quotidien. Je marchais plus lentement, tous mes gestes étaient réalisés avec moins de vivacité, mais peu m’importait, c’était le prix à payer. Lorsque j’avais encore la force de sortir de chez moi, j’observais les gens au restaurant, les voir manger m’écoeurait, et silencieusement je les méprisais d’un regard plus noir que la nuit. Je me sentais si puissante d’avoir un tel contrôle sur moi-même, que je croyais même avoir davantage confiance en moi. Je commençais à regarder des sites pour postuler en tant que modèle, je me sentais mieux, étais-je convaincue, mais pas encore assez bien.
Comment et où s’arrêter ? Telle était la question que je ne me posais pas.
Plus le temps passait, plus les effets indésirables s’accentuaient, de nouveaux apparaissaient, la perte importante de mes cheveux, la disparition progressive de mes muscles que je ne pouvais plus tellement solliciter longuement, la sensation d’un froid glacial permanent sur mon corps sans parvenir à le réchauffer, parmi d’autres encore. Je vivais seule à ce moment-là, et j’occultais toute demande sociale de sortie, je continuais comme je le pouvais la formation à distance que j’avais entreprise à la rentrée, être concentrée me demandait un effort de moins en moins aisé à déployer.
Plus je me regardais dans le miroir et moins je me voyais maigrir, pire encore, chaque fois que mon reflet m’apparaissait, je bondissais, effrayée de voir encore tant de volume. Et alors même que je tentais de contredire ma maudite voix, de songer à arrêter ce régime radical, pensant être suffisamment mince, le miroir me montrait l’inverse, m’obligeant ainsi à continuer, sans relâche. De plus en plus faible, de plus en plus maigre, la masse que je pensais voir n’était autre que le relief de mes os, devenus visibles. M’étant coupée de toute vie sociale avec pour prétexte ma formation dans le domaine du coaching, personne alors ne pouvait me voir, cela faisait déjà trois mois et malgré la durée relativement brève, il s’était produit en moi beaucoup de choses. Je ne voyais plus d’issue, lorsque éclairée, je me disais qu’il serait peut-être mieux que je recommence à manger un peu, je voyais un tas de gras sous mes yeux, et ne pouvais le tolérer. Croyant maigrir, je m’effaçais en fait peu à peu.
Jusqu’au jour où allant chercher mon courrier comme chaque matin, je me suis écroulée dans le couloir de l’immeuble, inconsciente et inerte. Je n’ai jamais su combien de temps j’avais pu rester là, tel un cadavre. C’est un voisin qui m’a trouvée, un homme d’une trentaine d’années, Samuel, qui m’a, selon ses dires, d’abord secouée légèrement sans réaction de ma part, puis emmenée sans attendre aux urgences.
Je faisais, avant de descendre cette pente mortelle, 54 kilos pour 1m62, je faisais, cinq mois plus tard, toujours la même taille, mais je ne pesais désormais que 36 kilos. Je ne comprenais pas ce que me racontaient les médecins, je ne comprenais pas la détresse dans leurs yeux, l’inquiétude qui résonnait si fortement lorsqu’ils m’expliquaient la situation, je ne les croyais pas. Je n’avais connaissance de mon poids seulement lorsque je me rendais chez mon médecin, je n’avais fait que me fier au reflet du miroir, de mon miroir, et c’était tout, je portais tous les jours un large tee- shirt qui ne me permettait pas de voir une différence, j’avais perdu tout repère, le seul étant le peu d’eau avalé et la pomme quotidienne sacrée. Je me posais alors deux questions. La première étant de savoir comment il était possible de perdre autant de poids en si peu de temps, la seconde, comment j’avais pu ne pas le voir plus tôt. La chose que l’on ne cessait de me répéter, ou peut-être y en avait-il deux, étaient d’abord que ma chute, ce matin-là, m’avait sauvée, et ensuite comment personne n’avait-il pu s’en apercevoir. Je répondais si aisément à la question, mes mots résonnant au rythme des gouttes entrant dans mon corps, que par choix de ma part, j’avais cessé tout contact physique avec mes proches, si peu soient-ils, mes parents n’étant plus de ce monde, ni frère ni soeur, il me restait des amis, mais des amis occupés, des amis avec qui le téléphone suffisait.
Samuel ne me quitta plus après cela, après cet événement étrange ou peut-être divin.
Ce fut d’abord des visites quotidiennes à l’hôpital, le temps que mon corps récupère ce qu’il lui avait manqué, et ensuite lorsqu’il fallut surveiller mes premiers repas, seule, en dehors de l’établissement salvateur.
Vous savez, cela me semblait terrible d’ingurgiter cinq petits repas par jour, de voir mon ventre gonfler autant, et je pleurais tous les jours de constater l’anéantissement de tant d’efforts. Mais l’amour se présenta sur mon chemin, je pouvais choisir de l’occulter comme j’avais choisi de le faire en m’enfermant, ou l’embrasser pleinement, ce que je fis. L’amour me sauva, je choisis la vie, moi Sara, âgée de seulement dix neuf ans.