Cherry

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Nouvelles - Policier & Thriller

Marcher sur des rails est plus difficile qu'il n'y parait. Marcher longtemps. Pas seulement quelques mètres, ça c'est un jeu d'enfant. Non, je parle de plusieurs kilomètres. Tôt ou tard, l'aspect répétitif du geste fait que le pied hésite, et on tombe. Ça rate jamais.

Pas moi. Je m'entraîne tous les jours depuis un mois. Depuis le premier samedi des vacances, pour être exact. Je suis devenue imbattable. En partant de la maison, je vais jusqu'à l'ancienne gare du petit train touristique, ce qui représente une distance de 3,5 km. Thomas, mon imbécile de grand frère me l'a dit. Il n'a pas inventé l'eau chaude mais pour tout ce qui a trait aux chiffres, il se défend. La semaine dernière, Lola et Manon ont voulu m'imiter, mais ont à peine tenu jusqu'à la bicoque de Mme Doillon. Ridicule. Elles ont décrété que c'était une activité stupide et qu'elles préféraient jouer à la console. N'empêche que moi, je reste en équilibre sur le rail jusqu'à la vieille locomotive, maintenant hors d'usage. Je déteste ces deux snobinardes, de toute manière.

Qu'est-ce que j'aimais ce train à vapeur lorsqu'il passait derrière chez moi ! L'engin soufflait fort, comme un ogre qui respire, et je n'entendais plus mes parents se disputer ou la musique tonitruante provenant de la chambre d'à-côté. La voie ferrée jouxtant mon jardin, je le regardais depuis ma fenêtre, et il roulait si lentement que je pouvais détailler les voyageurs rouges de chaleur, souvent perclus de coups de soleil.

Je les enviais malgré tout.

Pas à cause du pauvre trajet dans cette étuve sur roues, mais bien parce qu'ils avaient la chance d'être là. Pour eux, tout cela était folklorique et dépaysant. Ils s'amusaient et profitaient de leurs vacances, en famille pour la plupart.

Une fois, j'avais vu une fille de mon âge coiffée d'une casquette ornée d'un personnage de dessin animé débile. Elle riait aux éclats. Dans un monde meilleur, ça aurait dû être moi.

Plongée dans mes souvenirs, je m'entrave dans une tige de lierre qui enserre le rail sur lequel je progresse. Je manque m'étaler et me rétablis. De justesse ! Je ne suis plus qu'à une centaine de mètres du bâtiment abritant la loco rouge cerise surnommée Cherry. Si j'étais tombée, il aurait fallu tout recommencer. Et depuis le début : c'est la règle. Je continue avec prudence. Je tape l'entrepôt du plat de la main, formule un salut silencieux à la machine antédiluvienne qui trône à l'intérieur et fais demi-tour.

Quand j'y repense, elle avait fière allure. Elle parcourait cet océan de vert, tâche écarlate, luisante comme une goutte de sang au soleil, illuminant la campagne inutile. Dommage qu'elle ne circule plus.

Tout ça à cause de l'accident.

Tout ça à cause de cet enfant qui a été heurté par Cherry, en dépit de sa vitesse de vieille lady fatiguée.

Voilà que mon chemin est maintenant barré par des chenilles processionnaires qui traversent devant moi. Je prends un risque en m'agenouillant pour les observer de plus près. Pour corser les choses, je me lance ce genre de défi parfois : me baisser, me tenir sur une jambe, fermer les yeux. Sinon, il faut bien l'avouer, c'est vite barbant. Je vacille à droite, mais je retrouve une position stable en balançant avec habileté mes bras tel une funambule. Ils font comme ça au cirque. Après quelques secondes, je me redresse. Quand ma sandalette se pose sur un insecte retardataire, son corps minuscule éclate sous mon poids. J'en retire une satisfaction morbide.

J'arrive de nouveau au niveau du lieu de la tragédie. Il n'y a plus rien à voir, évidemment. D'ailleurs, je n'y songe pas à chaque fois que j'y passe, tellement l'endroit est insignifiant. Un enchevêtrement de ronces et de fougères, même pas un joli coin paisible et fleuri. Sauf à la date anniversaire. Le 6 août, quelqu'un dépose de somptueuses gerbes de lys blancs. Dans une poignée de jours...

La sueur dégouline sur mon front et de sous mes aisselles. Le soleil cogne. Je donnerais cher pour boire un jus de pomme frais, ou mieux, un jus de cerise. J'en laisse couler de ma bouche prétendant être un vampire ou un zombie. Ma mère déteste ça.

Du bruit derrière moi. Je stoppe et me retourne avec précaution. Une énorme buse picore les malheureuses chenilles qui n'atteindront jamais leur but. Le volatile arrête de manger pour me fixer de son œil doré, mais je ne perçois pas d'hostilité. De la curiosité, et une sorte de connivence aussi. Nous avons tous les deux conscience d'être au sommet de notre chaîne alimentaire, sans personne pour nous surpasser.

D'un coup, je tape du pied et pousse un cri, l'oiseau prend son envol, apeuré. Je ris. Cette bête se trompe : je suis son prédateur, si je le décidais, je pourrais l'exterminer.

Un vent chaud se lève sans parvenir à rafraîchir mon corps ruisselant. À mes oreilles, la brise charrie un bruit lointain, un sifflement ténu... comme si la vieille locomotive avait repris du service. J'écoute plus attentivement, mais ce n'était qu'une illusion. Tel un fantôme qui viendrait me tourmenter, je l'entends souvent. Elle veut sans doute me reprocher sa mise au placard.

Pourquoi est-ce elle qui revient me hanter et pas le gamin étourdi que j'ai poussé sous ses roues ? Mystère.

Mais Cherry me manque.

Éperdument.

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