Tout commence un jour, quelque part.
1993. Yasmine a seize ans.
Yasmine, depuis toujours, est une forte personnalité. Qualifiée de grande gueule par toute sa famille, son langage expansif avait déjà fait de nombreux dégâts.
En soi, c’était une jeune fille dissipée et capricieuse qui voulait tout et rien à la fois.
Elle avait aussi une beauté particulière très remarquée par les jeunes hommes qui croisaient sa route.
Après l’enterrement de son père au Gabon, elle arriva en France avec sa mère, Germaine. La Normandie fut le meilleur choix de déménagement en raison de sa proximité avec Paris.
Il fallut peu de temps à Yasmine pour s’intégrer complètement dans son lycée : les gens de sa classe l’appréciaient et elle avait créé des liens touchants avec sa nouvelle meilleure amie, Mindy. La natation était l’activité préférée des deux jeunes filles.
Elle aimait vivre en région rouennaise ; dans son quartier, la vie nocturne était animée, ce qui correspondait bien à son tempérament.
Elle n’avait pas prévu de rencontrer son premier amour si tôt, mais c’était sans compter son rapprochement avec Jean, un congolais de huit ans son aîné, qui vivait en France pour quelques mois.
Il lui plaisait assez. Elle n’était sûre de rien à propos de lui car être amoureuse, c’était nouveau pour elle. Malheureusement, ils étaient obligés de se voir en cachette car Germaine n’approuvait pas ; elle estimait que Yasmine était bien trop jeune pour Jean, et qu’en plus il provenait d’une ethnie africaine différente, ce qui posait problème. Malgré les avertissements, Yasmine ne pensait pas aux conséquences, elle voulait vivre à fond cette aventure, en adolescente rebelle digne de ce nom.
Au bout de quelques mois, Yasmine arrêta la natation car la fatigue noyait littéralement ses efforts. Par la suite, des étourdissements et des saignements de nez vinrent la gêner au quotidien. Germaine était très inquiète, elle avait peur que sa fille ait contracté une maladie grave car son état de santé empirait chaque jour.
Le rendez-vous médical était devenu pressant, alors Yasmine prit rendez-vous dans les trois jours.
Dans la salle d’attente, Yasmine était nerveuse.
Le médecin reçut la mère et la fille, et il examina Yasmine : des analyses furent effectuées, et finalement, le diagnostic fut révélé.
Le médecin lança un regard rapide à la mère, et lui demanda de sortir de la pièce.
Puis il se tourna vers Yasmine, un grand sourire aux lèvres :
̶ Un événement très heureux, Mademoiselle. Vous êtes enceinte.
̶ Comment ça, enceinte?
̶ Et bien... Vous êtes à cinq mois de grossesse. L’enfant sera là dans quatre mois. »
En sortant de la consultation, Yasmine se regarda d’un air confus dans le miroir des toilettes, sans savoir quoi faire.
Elle prit son courage à deux mains, et annonça la vérité à Germaine, qui resta d’un calme olympien en apprenant que sa fille de dix-sept ans allait bientôt donner naissance ; et elles rentrèrent toutes les deux à leur appartement, dans le silence le plus total.
Dès le lendemain, Yasmine commença à se sentir ballonnée. Les effets naturels de la grossesse se manifestaient, et ce dont elle avait peur, c’était du regard des autres. D’après le médecin, elle avait fait un déni de grossesse : son corps n’avait pas pris conscience de ce qui se passait réellement.
Jean était retourné dans son pays plusieurs mois auparavant, donc il ignorait tout. Quant à Germaine, elle avait décidé que personne ne serait au courant de cette grossesse illégitime : elle connaissait les siens au sein de la tribu et savait que Yasmine tomberait en disgrâce si tout éclatait au grand jour. Elle autorisa tout de même sa fille à le dire à son amie Mindy, pour avoir un soutien extérieur.
Pour l’instant, la situation familiale restait précaire ; élever un enfant était compliqué. Yasmine était encore scolarisée, et sa mère avait déjà deux emplois.
Les semaines passaient, et le ventre de Yasmine grossissait à vue d’œil, en même temps que son anxiété.
Un arrêt maladie avait été donné au lycée. La jeune fille restait chez elle et Mindy venait lui rendre visite chaque jour après les cours pour lui donner les devoirs et prendre de ses nouvelles.
Yasmine requérait une assistance médicale, et tout cela coûtait cher à sa mère, alors elle avait rejoint une organisation indépendante visant à aider financièrement et psychologiquement les filles-mères pendant toute la durée de leur maternité.
Le jour de l’accouchement, Germaine prit un congé pour accompagner sa fille à la clinique. Tout se déroula pour le mieux, et le 22 mai était désormais une date importante : quelle joie pour Yasmine de découvrir qu’elle avait donné naissance à une adorable fille!
Elle la tenait dans ses bras avec tendresse et affection : cet être si petit générait pour elle beaucoup d’enthousiasme et de bonheur.
Néanmoins, Yasmine devait se rendre à l’évidence : sa joie était de courte durée car il lui serait impossible de garder son enfant.
Elle s’en séparerait très prochainement.
Allongée sur le lit de sa chambre d’hôpital, elle contemplait sa fille sans rien dire, le visage impassible.
Puis la sage-femme revint la voir :
« – C’est une très jolie petite fille que tu as là, Yasmine.
̶ Merci, Pascale.
̶ Quel est son nom?
̶ Je ne sais pas encore. »
Germaine enlaça sa fille bien fort, en sachant que la discussion allait être pénible.
« ‒ Bon, ma chérie, il va falloir lui trouver un prénom, maintenant?
– Pourquoi ? De toute façon, je ne vais pas la garder.
– C’est tout ce que tu pourras choisir à propos d’elle. Tu ne vas pas considérer ça? »
Yasmine ne voulait pas parler, elle était dans une forme de rejet assez puissante et refusait la vérité avec violence.
‒ J’ai besoin de quelques jours pour lui trouver le prénom parfait, répondit Yasmine sans laisser paraître ses émotions.
Les jours suivants, Yasmine parla sérieusement avec les filles-mères. Celles-ci ne portèrent aucun jugement sur la décision de Yasmine d’abandonner son bébé, non seulement car elles-mêmes avaient pris de mauvaises décisions, mais aussi car il était évident que ça brisait le cœur de leur amie. Au lieu de ça, elles orientèrent Yasmine vers le conseil général pour que son enfant soit reconnu aux yeux de la loi et de l’État avant d’être déposé en centre social. Elles lui expliquèrent qu’elle devait créer un dossier sous pli fermé avec toutes les informations auxquelles sa fille n’aurait pas le droit d’accéder avant son âge adulte.
Yasmine marchait seule et sans but, sur les bords de la Seine. Le soleil était doucement en train de se coucher. Elle se mit à penser à comment elle avait grandi, ce qu’elle était aujourd’hui, et ce que deviendrait sa fille dans le futur. Elle se disait que peut-être elle devait dire la vérité à Jean et qu’il pourrait s’occuper de la petite en attendant que Yasmine les rejoigne. Mais en même temps, elle se voyait mal lui confier leur fille alors qu’il ne lui avait pas dit au revoir avant de rentrer au Congo.
Yasmine se posait des millions de questions ; elle avait à peine dix-huit ans , elle était déjà mère, et aucun indice n’était à sa disposition pour orienter sa vie autour de ça.
Comment accepter le fait que sa fille soit donnée à des inconnus ?
Tard le soir, après sa promenade, Yasmine rentra chez elle et embrassa sa mère qui faisait la cuisine. Elle s’assit à la table du salon quelques minutes, sans bouger, les yeux dans le vide. Soudain, elle eut une illumination : elle prit un papier, un stylo, et commença à écrire.
« Mon cher enfant... »
Non, ça n’allait pas. Déjà, car ledit enfant était une fille. Et juridiquement, son enfant ne serait bientôt plus le sien.
Deuxième essai.
« Chère fillette... »
N’importe quoi. Fillette ? Sa fille sera majeure quand elle verra cet écrit !
« Chère... »
Chère quoi? Ou plutôt, chère qui?
Quand Yasmine était sur les quais, elle avait pensé à toutes les femmes de sa famille qui l’avaient influencée et inspirée. Elle voulait vraiment conserver son héritage génétique.
Elle se remit à écrire.
« Chère Adeline... »
Adeline. Oui, c’était ça. C’était le prénom qu’elle voulait pour sa fille.
« Quand tu liras cette lettre, tu seras... »
Que sera-t-elle? A priori, elle aura toute la vie devant elle pour accomplir ses rêves.
«... tu seras une jeune fille épanouie qui commence sa vie d’adulte. »
Du moins, Yasmine espérait qu’elle le serait.
Ce qu’elle ne voulait pas, c’est qu’en grandissant son enfant pense avoir été indésirable. Des explications étaient donc nécessaires.
Yasmine savait quoi dire à présent, elle prenait la situation avec une maturité inattendue, même si elle luttait pour rédiger chaque mot sans pleurer.
Quand elle eut fini la lettre, elle évoqua son choix de prénom avec Germaine. Celle-ci eut un sourire triste.
« – Adeline? Tu es sûre? demanda Germaine.
– Oui, Maman. Je n’ai aucun doute là-dessus. »
Adeline, c’était la défunte mère de Germaine. Yasmine rendait donc un bel hommage à sa grand-mère en nommant sa fille ainsi.
Le lendemain, Yasmine constitua le fameux dossier pour déclarer Adeline, déposer la lettre et effacer toute trace de son existence dans la vie de son enfant.
Elle avait décidé qu’Adeline porterait le nom de famille « Pascale », car elle ne pouvait pas lui donner son nom officiel.
Quand Yasmine se rendit au Conseil Général, l’assistante sociale lui expliqua qu’Adeline allait être déposée à l’Action sociale pour l’enfance, et qu’elle aurait le statut de pupille de l’État en attendant d’être admise au sein d’une famille adoptive.
Yasmine eut une hésitation de dernière minute, et finalement elle ajouta en bas de la lettre : «Yasmine D.» .
Le moment qu’elle redoutait le plus au monde restait à venir : se séparer de sa fille. Yasmine ne savait pas exactement si elle devait dire au revoir ou adieu mais elle opta pour la deuxième solution, celle qui les protégerait toutes les deux émotionnellement.
Le 31 mai, Yasmine se fit accompagner jusqu’à la pouponnière.
Elle marchait de manière à gagner du temps sur ce qui allait arriver, mais quand elle vit sa fille, elle ne put s’empêcher de se précipiter vers elle.
Adeline était endormie. Elle paraissait si paisible.
Yasmine ne pouvait presque plus distinguer clairement sa fille à travers son rideau de larmes, et la couvrir de milliers de baisers sur le front ne serait jamais suffisant.
Sa gorge nouée l’empêchait d’émettre le moindre son. Elle aurait aimé que Germaine soit là, avec les bons mots et les bons gestes, comme à son habitude.
Mais Yasmine était seule face à sa fille. Tout ce qu’elle voulait, c’était profiter de chaque seconde et faire en sorte que cet instant dure le plus longtemps possible.
Tous ses espoirs étaient à présent placés dans son enfant qu’elle ne verrait jamais grandir. Même si ça lui faisait mal, elle savait que c’était la meilleure décision.
Quitter définitivement la pouponnière fut le trajet le plus long et le plus douloureux de sa vie. A chaque pas qu’elle faisait, c’était comme si le cordon ombilical n’avait pas été coupé et qu’on la retenait en arrière. Sa fille avait commencé à pleurer, et elle sentait son instinct de mère prendre le dessus.
Elle avait envie de courir au secours d’Adeline et la prendre dans ses bras.
Mais elle ne pouvait en aucun cas se retourner, ou lancer un dernier regard.
A partir de ce jour, dans la vie de son enfant, elle était « X ».
L’inconnue.
Les semaines d’après furent les plus éprouvantes pour Yasmine.
Elle avait obtenu une photo d’Adeline, qu’elle gardait précieusement dans un tiroir de sa chambre. Elle l’embrassait tous les soirs avant de dormir et tous les matins en se réveillant. Elle savait que c’était malsain, mais cela ne l’empêchait pas de passer ses journées à pleurer sans trouver la motivation nécessaire pour se lever.
Habituellement, elle attendait que Germaine parte au travail pour commencer sa dépression. Mais un jour, sa mère l’avait retrouvée étalée sur le sol de la cuisine, avec la photo d’Adeline entre les mains.
Germaine n’était pas au courant pour la photo : elle n’en voulait pas à sa fille de lui avoir caché sa souffrance.
« – Je sais que tu es à bout de forces, mais il faut que tu reprennes ta vie en main.
‒ Mais comment, Maman? C’est impossible, j’ai bien trop mal.
‒ Pour commencer, tu dois accepter qu’Adeline soit une orpheline, maintenant. Ensuite, tu vas appeler Mindy pour qu’elle t’aide à réviser car, je te le rappelle, tu passes ton bac dans trois semaines.
– Mais après, qu’est-ce qu’on fera? Je ne veux pas rester aussi près d’Adeline.
– Dans ce cas, nous partirons loin d’ici. »
Un mois plus tard, Yasmine obtint son baccalauréat avec succès. Elle fit ses adieux à Mindy avant de quitter la France. Mais retourner au pays, prétendre que tout allait bien devant sa famille et devant la tribu, c’était beaucoup trop. Alors, avec l’approbation de sa mère, elle partit seule car d’après elle, son avenir se situait à Casablanca, la première étape pour assumer ses responsabilités et prendre sa vie en main, comme l’avait dit Germaine.
Yasmine quittait la France en laissant derrière elle sa fille, âgée de deux mois.
Il lui fallut peu de temps pour rassembler ses maigres affaires et embarquer toute seule pour le Maroc.
Tous les éléments étaient réunis pour lui permettre d’accueillir pleinement les prochains chapitres de sa vie.
1993. Yasmine a seize ans.
Yasmine, depuis toujours, est une forte personnalité. Qualifiée de grande gueule par toute sa famille, son langage expansif avait déjà fait de nombreux dégâts.
En soi, c’était une jeune fille dissipée et capricieuse qui voulait tout et rien à la fois.
Elle avait aussi une beauté particulière très remarquée par les jeunes hommes qui croisaient sa route.
Après l’enterrement de son père au Gabon, elle arriva en France avec sa mère, Germaine. La Normandie fut le meilleur choix de déménagement en raison de sa proximité avec Paris.
Il fallut peu de temps à Yasmine pour s’intégrer complètement dans son lycée : les gens de sa classe l’appréciaient et elle avait créé des liens touchants avec sa nouvelle meilleure amie, Mindy. La natation était l’activité préférée des deux jeunes filles.
Elle aimait vivre en région rouennaise ; dans son quartier, la vie nocturne était animée, ce qui correspondait bien à son tempérament.
Elle n’avait pas prévu de rencontrer son premier amour si tôt, mais c’était sans compter son rapprochement avec Jean, un congolais de huit ans son aîné, qui vivait en France pour quelques mois.
Il lui plaisait assez. Elle n’était sûre de rien à propos de lui car être amoureuse, c’était nouveau pour elle. Malheureusement, ils étaient obligés de se voir en cachette car Germaine n’approuvait pas ; elle estimait que Yasmine était bien trop jeune pour Jean, et qu’en plus il provenait d’une ethnie africaine différente, ce qui posait problème. Malgré les avertissements, Yasmine ne pensait pas aux conséquences, elle voulait vivre à fond cette aventure, en adolescente rebelle digne de ce nom.
Au bout de quelques mois, Yasmine arrêta la natation car la fatigue noyait littéralement ses efforts. Par la suite, des étourdissements et des saignements de nez vinrent la gêner au quotidien. Germaine était très inquiète, elle avait peur que sa fille ait contracté une maladie grave car son état de santé empirait chaque jour.
Le rendez-vous médical était devenu pressant, alors Yasmine prit rendez-vous dans les trois jours.
Dans la salle d’attente, Yasmine était nerveuse.
Le médecin reçut la mère et la fille, et il examina Yasmine : des analyses furent effectuées, et finalement, le diagnostic fut révélé.
Le médecin lança un regard rapide à la mère, et lui demanda de sortir de la pièce.
Puis il se tourna vers Yasmine, un grand sourire aux lèvres :
̶ Un événement très heureux, Mademoiselle. Vous êtes enceinte.
̶ Comment ça, enceinte?
̶ Et bien... Vous êtes à cinq mois de grossesse. L’enfant sera là dans quatre mois. »
En sortant de la consultation, Yasmine se regarda d’un air confus dans le miroir des toilettes, sans savoir quoi faire.
Elle prit son courage à deux mains, et annonça la vérité à Germaine, qui resta d’un calme olympien en apprenant que sa fille de dix-sept ans allait bientôt donner naissance ; et elles rentrèrent toutes les deux à leur appartement, dans le silence le plus total.
Dès le lendemain, Yasmine commença à se sentir ballonnée. Les effets naturels de la grossesse se manifestaient, et ce dont elle avait peur, c’était du regard des autres. D’après le médecin, elle avait fait un déni de grossesse : son corps n’avait pas pris conscience de ce qui se passait réellement.
Jean était retourné dans son pays plusieurs mois auparavant, donc il ignorait tout. Quant à Germaine, elle avait décidé que personne ne serait au courant de cette grossesse illégitime : elle connaissait les siens au sein de la tribu et savait que Yasmine tomberait en disgrâce si tout éclatait au grand jour. Elle autorisa tout de même sa fille à le dire à son amie Mindy, pour avoir un soutien extérieur.
Pour l’instant, la situation familiale restait précaire ; élever un enfant était compliqué. Yasmine était encore scolarisée, et sa mère avait déjà deux emplois.
Les semaines passaient, et le ventre de Yasmine grossissait à vue d’œil, en même temps que son anxiété.
Un arrêt maladie avait été donné au lycée. La jeune fille restait chez elle et Mindy venait lui rendre visite chaque jour après les cours pour lui donner les devoirs et prendre de ses nouvelles.
Yasmine requérait une assistance médicale, et tout cela coûtait cher à sa mère, alors elle avait rejoint une organisation indépendante visant à aider financièrement et psychologiquement les filles-mères pendant toute la durée de leur maternité.
Le jour de l’accouchement, Germaine prit un congé pour accompagner sa fille à la clinique. Tout se déroula pour le mieux, et le 22 mai était désormais une date importante : quelle joie pour Yasmine de découvrir qu’elle avait donné naissance à une adorable fille!
Elle la tenait dans ses bras avec tendresse et affection : cet être si petit générait pour elle beaucoup d’enthousiasme et de bonheur.
Néanmoins, Yasmine devait se rendre à l’évidence : sa joie était de courte durée car il lui serait impossible de garder son enfant.
Elle s’en séparerait très prochainement.
Allongée sur le lit de sa chambre d’hôpital, elle contemplait sa fille sans rien dire, le visage impassible.
Puis la sage-femme revint la voir :
« – C’est une très jolie petite fille que tu as là, Yasmine.
̶ Merci, Pascale.
̶ Quel est son nom?
̶ Je ne sais pas encore. »
Germaine enlaça sa fille bien fort, en sachant que la discussion allait être pénible.
« ‒ Bon, ma chérie, il va falloir lui trouver un prénom, maintenant?
– Pourquoi ? De toute façon, je ne vais pas la garder.
– C’est tout ce que tu pourras choisir à propos d’elle. Tu ne vas pas considérer ça? »
Yasmine ne voulait pas parler, elle était dans une forme de rejet assez puissante et refusait la vérité avec violence.
‒ J’ai besoin de quelques jours pour lui trouver le prénom parfait, répondit Yasmine sans laisser paraître ses émotions.
Les jours suivants, Yasmine parla sérieusement avec les filles-mères. Celles-ci ne portèrent aucun jugement sur la décision de Yasmine d’abandonner son bébé, non seulement car elles-mêmes avaient pris de mauvaises décisions, mais aussi car il était évident que ça brisait le cœur de leur amie. Au lieu de ça, elles orientèrent Yasmine vers le conseil général pour que son enfant soit reconnu aux yeux de la loi et de l’État avant d’être déposé en centre social. Elles lui expliquèrent qu’elle devait créer un dossier sous pli fermé avec toutes les informations auxquelles sa fille n’aurait pas le droit d’accéder avant son âge adulte.
Yasmine marchait seule et sans but, sur les bords de la Seine. Le soleil était doucement en train de se coucher. Elle se mit à penser à comment elle avait grandi, ce qu’elle était aujourd’hui, et ce que deviendrait sa fille dans le futur. Elle se disait que peut-être elle devait dire la vérité à Jean et qu’il pourrait s’occuper de la petite en attendant que Yasmine les rejoigne. Mais en même temps, elle se voyait mal lui confier leur fille alors qu’il ne lui avait pas dit au revoir avant de rentrer au Congo.
Yasmine se posait des millions de questions ; elle avait à peine dix-huit ans , elle était déjà mère, et aucun indice n’était à sa disposition pour orienter sa vie autour de ça.
Comment accepter le fait que sa fille soit donnée à des inconnus ?
Tard le soir, après sa promenade, Yasmine rentra chez elle et embrassa sa mère qui faisait la cuisine. Elle s’assit à la table du salon quelques minutes, sans bouger, les yeux dans le vide. Soudain, elle eut une illumination : elle prit un papier, un stylo, et commença à écrire.
« Mon cher enfant... »
Non, ça n’allait pas. Déjà, car ledit enfant était une fille. Et juridiquement, son enfant ne serait bientôt plus le sien.
Deuxième essai.
« Chère fillette... »
N’importe quoi. Fillette ? Sa fille sera majeure quand elle verra cet écrit !
« Chère... »
Chère quoi? Ou plutôt, chère qui?
Quand Yasmine était sur les quais, elle avait pensé à toutes les femmes de sa famille qui l’avaient influencée et inspirée. Elle voulait vraiment conserver son héritage génétique.
Elle se remit à écrire.
« Chère Adeline... »
Adeline. Oui, c’était ça. C’était le prénom qu’elle voulait pour sa fille.
« Quand tu liras cette lettre, tu seras... »
Que sera-t-elle? A priori, elle aura toute la vie devant elle pour accomplir ses rêves.
«... tu seras une jeune fille épanouie qui commence sa vie d’adulte. »
Du moins, Yasmine espérait qu’elle le serait.
Ce qu’elle ne voulait pas, c’est qu’en grandissant son enfant pense avoir été indésirable. Des explications étaient donc nécessaires.
Yasmine savait quoi dire à présent, elle prenait la situation avec une maturité inattendue, même si elle luttait pour rédiger chaque mot sans pleurer.
Quand elle eut fini la lettre, elle évoqua son choix de prénom avec Germaine. Celle-ci eut un sourire triste.
« – Adeline? Tu es sûre? demanda Germaine.
– Oui, Maman. Je n’ai aucun doute là-dessus. »
Adeline, c’était la défunte mère de Germaine. Yasmine rendait donc un bel hommage à sa grand-mère en nommant sa fille ainsi.
Le lendemain, Yasmine constitua le fameux dossier pour déclarer Adeline, déposer la lettre et effacer toute trace de son existence dans la vie de son enfant.
Elle avait décidé qu’Adeline porterait le nom de famille « Pascale », car elle ne pouvait pas lui donner son nom officiel.
Quand Yasmine se rendit au Conseil Général, l’assistante sociale lui expliqua qu’Adeline allait être déposée à l’Action sociale pour l’enfance, et qu’elle aurait le statut de pupille de l’État en attendant d’être admise au sein d’une famille adoptive.
Yasmine eut une hésitation de dernière minute, et finalement elle ajouta en bas de la lettre : «Yasmine D.» .
Le moment qu’elle redoutait le plus au monde restait à venir : se séparer de sa fille. Yasmine ne savait pas exactement si elle devait dire au revoir ou adieu mais elle opta pour la deuxième solution, celle qui les protégerait toutes les deux émotionnellement.
Le 31 mai, Yasmine se fit accompagner jusqu’à la pouponnière.
Elle marchait de manière à gagner du temps sur ce qui allait arriver, mais quand elle vit sa fille, elle ne put s’empêcher de se précipiter vers elle.
Adeline était endormie. Elle paraissait si paisible.
Yasmine ne pouvait presque plus distinguer clairement sa fille à travers son rideau de larmes, et la couvrir de milliers de baisers sur le front ne serait jamais suffisant.
Sa gorge nouée l’empêchait d’émettre le moindre son. Elle aurait aimé que Germaine soit là, avec les bons mots et les bons gestes, comme à son habitude.
Mais Yasmine était seule face à sa fille. Tout ce qu’elle voulait, c’était profiter de chaque seconde et faire en sorte que cet instant dure le plus longtemps possible.
Tous ses espoirs étaient à présent placés dans son enfant qu’elle ne verrait jamais grandir. Même si ça lui faisait mal, elle savait que c’était la meilleure décision.
Quitter définitivement la pouponnière fut le trajet le plus long et le plus douloureux de sa vie. A chaque pas qu’elle faisait, c’était comme si le cordon ombilical n’avait pas été coupé et qu’on la retenait en arrière. Sa fille avait commencé à pleurer, et elle sentait son instinct de mère prendre le dessus.
Elle avait envie de courir au secours d’Adeline et la prendre dans ses bras.
Mais elle ne pouvait en aucun cas se retourner, ou lancer un dernier regard.
A partir de ce jour, dans la vie de son enfant, elle était « X ».
L’inconnue.
Les semaines d’après furent les plus éprouvantes pour Yasmine.
Elle avait obtenu une photo d’Adeline, qu’elle gardait précieusement dans un tiroir de sa chambre. Elle l’embrassait tous les soirs avant de dormir et tous les matins en se réveillant. Elle savait que c’était malsain, mais cela ne l’empêchait pas de passer ses journées à pleurer sans trouver la motivation nécessaire pour se lever.
Habituellement, elle attendait que Germaine parte au travail pour commencer sa dépression. Mais un jour, sa mère l’avait retrouvée étalée sur le sol de la cuisine, avec la photo d’Adeline entre les mains.
Germaine n’était pas au courant pour la photo : elle n’en voulait pas à sa fille de lui avoir caché sa souffrance.
« – Je sais que tu es à bout de forces, mais il faut que tu reprennes ta vie en main.
‒ Mais comment, Maman? C’est impossible, j’ai bien trop mal.
‒ Pour commencer, tu dois accepter qu’Adeline soit une orpheline, maintenant. Ensuite, tu vas appeler Mindy pour qu’elle t’aide à réviser car, je te le rappelle, tu passes ton bac dans trois semaines.
– Mais après, qu’est-ce qu’on fera? Je ne veux pas rester aussi près d’Adeline.
– Dans ce cas, nous partirons loin d’ici. »
Un mois plus tard, Yasmine obtint son baccalauréat avec succès. Elle fit ses adieux à Mindy avant de quitter la France. Mais retourner au pays, prétendre que tout allait bien devant sa famille et devant la tribu, c’était beaucoup trop. Alors, avec l’approbation de sa mère, elle partit seule car d’après elle, son avenir se situait à Casablanca, la première étape pour assumer ses responsabilités et prendre sa vie en main, comme l’avait dit Germaine.
Yasmine quittait la France en laissant derrière elle sa fille, âgée de deux mois.
Il lui fallut peu de temps pour rassembler ses maigres affaires et embarquer toute seule pour le Maroc.
Tous les éléments étaient réunis pour lui permettre d’accueillir pleinement les prochains chapitres de sa vie.