Pour être franche, je n’ai pas mesuré les conséquences de mon geste, ce jour-là. Ce qui n’a rien de surprenant quand on connaît ma propension affligeante à ne jamais penser à long terme... Mais sur le moment, et vu l’enthousiasme débordant de Marion, ma meilleure amie, je me suis dit que je pouvais aisément franchir le pas et me laisser tenter. C’est donc les yeux quasi fermés que j’ai griffonné un semblant de signature pour valider mon inscription au Trail féminin du Vieux Lavoir de Morainvilliers, dans les Yvelines.
Du reste, je me suis dit qu’à quarante-deux ans, le moment était peut-être venu pour moi de mettre mes modestes capacités physiques au service des autres, et d’oublier, le temps d’une course, mon petit nombril auréolé de mes seuls intérêts personnels.
Et puis, comme il fallait impérativement une cinquième concurrente pour former une équipe admissible, et que Marion n’avait que moi sous la main, je n’ai pas vraiment eu le choix.
Quand le jour de la course est arrivé, un samedi de juin, gris, maussade, à la senteur de pluie latente, je dois avouer avoir ressenti une pointe de fierté à l’idée de m’investir physiquement en portant les couleurs de l’association Arc-en-Ciel, créée pour réaliser les rêves des enfants malades.
Notre groupe, baptisé les Pixies Girls, en référence aux lutins du Père Noël, était composé de Marion, de moi-même et de trois autres nanas dont j’ai oublié le nom pour la simple et bonne raison que la vision de leurs jambes musclées et de leur sourire de championnes a interféré avec le fonctionnement normal de mon audition. Mais c’est sans importance ; on était là pour courir, pas pour papoter.
Sachant que je n’ai de l’athlète que le nom, tout juste apte à courir un dix kilomètres hebdomadaire sans trop cracher mes poumons, la tâche m’a tout à coup paru ardue. Boucler trente-cinq kilomètres en un temps record pour que notre association empoche les fonds mis en jeu à cette occasion relevait, à mes yeux, du challenge un peu présomptueux.
Pensée tardive, certes, mais lucide.
Si Marion me faisait entièrement confiance, les trois autres ont fait preuve de plus de réserve à mon égard. Je ne leur en veux pas. En effet, plus le départ approchait, plus je me sentais devenir liquide.
En outre, une petite bruine s’était mise à tomber au moment où les organisateurs demandaient aux participantes de s’agglutiner derrière la ligne de départ, confortant cette sensation de malaise grandissant qui me vrillait le ventre.
Quand la corne de brume à air comprimé a lâché sa note plaintive, j’ai frémi sous mon dossard jaune, soudain certaine que j’allais méchamment douiller durant ce trail de fous.
Je ne me trompais pas...
Rien dans le règlement n’obligeait les équipes à rester souder. Tout ce qu’il fallait, c’est que tous les membres desdites équipes franchissent la ligne d’arrivée, la dernière participante marquant l’arrêt du chronomètre par puces électroniques intégrées à son dossard.
Je crois que c’est en voyant les autres nanas des Pixies me distancer dès les premières foulées que j’ai pris conscience de la lourde tâche qui m’attendait.
« Mais qu’est-ce que je fous là ? » me suis-je dit en sentant les petits cailloux humides crisser sous les semelles incurvées de mes super Hoka Mafate Speed 2 achetées tout spécialement pour l’occasion.
Si je n’ai pas trouvé de réponse à cette question, trop concentrée que j’étais à conserver une allure correcte à défaut d’être athlétique, j’ai tout de même songé que je n’étais pas mécontente d’avoir investi dans des chaussures de cette qualité, dotées de crampons capables de me faire grimper n’importe quel relief escarpé et de m’assurer des descentes plein gaz en toute sécurité.
Sauf que j’ai vite compris que les chaussures n’allaient pas faire tout le boulot à ma place.
Et j’ai vraiment commencé à paniquer quand j’ai perdu de vue le dossard de mes équipières.
« Putain, elles sont où ? »
Un coup d’œil à ma montre Garmin Forerunner 235 pour voir combien de kilomètres j’avais déjà parcouru m’a coupé momentanément le souffle. Deux. Et j’avais déjà les jambes raides.
« Calme-toi, c’est normal, faut que ça chauffe à l’intérieur ! »
Sûrement, oui, mais c’était bien la première fois qu’un truc pareil m’arrivait. J’ai donc mis ça sur le compte du stress, de la pression et des attentes fiévreuses dont étaient remplies mes co-équipières, me disant que si j’arrivais à faire le vide dans ma tête, j’allais pouvoir effectivement me détendre et retrouver une foulée fluide et performante.
Cela a fonctionné, jusqu’à ce que mes yeux percutent l’impressionnante pente boisée qui s’est soudain dressée devant moi, une demi-heure plus tard. Là, je me suis sentie flancher. Non pas parce que je n’allais jamais réussir à venir à bout de cette montée abrupte, mais parce que j’ai réalisé qu’à cause de moi, mon équipe allait perdre. Et avec elle, l’association Arc-en-Ciel.
Les enfants malades allaient devoir remiser leurs rêves au placard.
Sur l’instant, cela ne m’a pas semblé si grave. Après tout, je ne pouvais pas faire reposer sur mes seules épaules une telle responsabilité. Ce n’était pas ma faute si des enfants étaient malades et encore moins si l’association ne recevait pas suffisamment de dons annuels pour leur permettre à tous de vivre leur rêve, quand bien même, pour certains, ce rêve était peut-être le dernier.
Mais alors que j’entamais laborieusement l’ascension du talus boisé, réduisant mon allure par manque de souffle et parce que mes articulations hurlaient au scandale, une pensée terrible m’a frappée, annihilant d’un coup mon vertueux déploiement d’efforts.
« Et si c’était l’un de tes enfants qui était malade, hein ? Tu crois pas que t’aurais envie qu’il vive un moment extraordinaire, surtout si l’épée de Damoclès se rapproche méchamment de sa tête ? »
Ma honte soudaine s’est matérialisée par un pas maladroit, je me suis cassé la gueule.
Mes mains se sont enfoncées dans un humus froid et odorant, rien de grave donc, par contre, mon genou gauche a morflé.
Mais je n’ai pas eu le temps de m’apitoyer sur mon sort. J’ai tout à coup entendu une voix furax exploser au sommet de la pente et dévaler jusqu’à moi.
« Putain Camille, qu’est-ce que tu fous ? »
Marion. Visiblement très en colère.
« Je me suis fait mal au genou !
- Rien à foutre ! Pense aux enfants malades et lève-toi ! »
Pas très fin comme remontant, il est vrai, mais Marion n’est pas connue pour sa finesse. Ce projet lui tenait à cœur pour des tas de raisons personnelles alors, forcément, me voir affalée par terre comme si je m’octroyais une pause champêtre a eu sur elle en effet dévastateur.
Sans crier gare, elle a déboulé vers moi, charriant dans sa descente irréfléchie une multitude de fragments naturels, dont certains ont d’ailleurs fini leur course sur mon front, puis m’a empoignée violemment par le bras pour m’obliger à me relever.
« On doit finir cette course, qu’elle a dit entre ses dents serrées et en me fixant d’un regard que je ne lui avais jamais vu. Et surtout, on doit la gagner !
- Je fais de mon mieux Marion, mais j’ai pas votre entraînement, moi !
- L’entraînement n’a rien à voir là-dedans ! qu’elle a répondu, tendue comme un string. C’est là que tout se joue ! »
Sur ce, elle a heurté mon front d’un index rageur, balayant du même coup une feuille morte qui y était restée collée à cause de ma sueur.
Là, un truc fou s’est passé en moi. Comme un puissant courant électrique. Ses mots, son doigt, m’ont transcendée.
D’un coup, je me suis redressée, envahie d’une détermination farouche bien qu’inédite, et j’ai dit :
« T’as raison, on va la gagner cette putain de course ! Pour les rêves des enfants malades !
- Ouais, ma cocotte, on va la gagner ! Et franchir la ligne d’arrivée ensemble, parce que je te lâche plus ! »
Je ne garde aucun souvenir de la suite, tout ce dont je me rappelle, c’est du cri de joie qu’a poussé Marion en entendant les résultats.
Pour les rêves des enfants malades.
Du reste, je me suis dit qu’à quarante-deux ans, le moment était peut-être venu pour moi de mettre mes modestes capacités physiques au service des autres, et d’oublier, le temps d’une course, mon petit nombril auréolé de mes seuls intérêts personnels.
Et puis, comme il fallait impérativement une cinquième concurrente pour former une équipe admissible, et que Marion n’avait que moi sous la main, je n’ai pas vraiment eu le choix.
Quand le jour de la course est arrivé, un samedi de juin, gris, maussade, à la senteur de pluie latente, je dois avouer avoir ressenti une pointe de fierté à l’idée de m’investir physiquement en portant les couleurs de l’association Arc-en-Ciel, créée pour réaliser les rêves des enfants malades.
Notre groupe, baptisé les Pixies Girls, en référence aux lutins du Père Noël, était composé de Marion, de moi-même et de trois autres nanas dont j’ai oublié le nom pour la simple et bonne raison que la vision de leurs jambes musclées et de leur sourire de championnes a interféré avec le fonctionnement normal de mon audition. Mais c’est sans importance ; on était là pour courir, pas pour papoter.
Sachant que je n’ai de l’athlète que le nom, tout juste apte à courir un dix kilomètres hebdomadaire sans trop cracher mes poumons, la tâche m’a tout à coup paru ardue. Boucler trente-cinq kilomètres en un temps record pour que notre association empoche les fonds mis en jeu à cette occasion relevait, à mes yeux, du challenge un peu présomptueux.
Pensée tardive, certes, mais lucide.
Si Marion me faisait entièrement confiance, les trois autres ont fait preuve de plus de réserve à mon égard. Je ne leur en veux pas. En effet, plus le départ approchait, plus je me sentais devenir liquide.
En outre, une petite bruine s’était mise à tomber au moment où les organisateurs demandaient aux participantes de s’agglutiner derrière la ligne de départ, confortant cette sensation de malaise grandissant qui me vrillait le ventre.
Quand la corne de brume à air comprimé a lâché sa note plaintive, j’ai frémi sous mon dossard jaune, soudain certaine que j’allais méchamment douiller durant ce trail de fous.
Je ne me trompais pas...
Rien dans le règlement n’obligeait les équipes à rester souder. Tout ce qu’il fallait, c’est que tous les membres desdites équipes franchissent la ligne d’arrivée, la dernière participante marquant l’arrêt du chronomètre par puces électroniques intégrées à son dossard.
Je crois que c’est en voyant les autres nanas des Pixies me distancer dès les premières foulées que j’ai pris conscience de la lourde tâche qui m’attendait.
« Mais qu’est-ce que je fous là ? » me suis-je dit en sentant les petits cailloux humides crisser sous les semelles incurvées de mes super Hoka Mafate Speed 2 achetées tout spécialement pour l’occasion.
Si je n’ai pas trouvé de réponse à cette question, trop concentrée que j’étais à conserver une allure correcte à défaut d’être athlétique, j’ai tout de même songé que je n’étais pas mécontente d’avoir investi dans des chaussures de cette qualité, dotées de crampons capables de me faire grimper n’importe quel relief escarpé et de m’assurer des descentes plein gaz en toute sécurité.
Sauf que j’ai vite compris que les chaussures n’allaient pas faire tout le boulot à ma place.
Et j’ai vraiment commencé à paniquer quand j’ai perdu de vue le dossard de mes équipières.
« Putain, elles sont où ? »
Un coup d’œil à ma montre Garmin Forerunner 235 pour voir combien de kilomètres j’avais déjà parcouru m’a coupé momentanément le souffle. Deux. Et j’avais déjà les jambes raides.
« Calme-toi, c’est normal, faut que ça chauffe à l’intérieur ! »
Sûrement, oui, mais c’était bien la première fois qu’un truc pareil m’arrivait. J’ai donc mis ça sur le compte du stress, de la pression et des attentes fiévreuses dont étaient remplies mes co-équipières, me disant que si j’arrivais à faire le vide dans ma tête, j’allais pouvoir effectivement me détendre et retrouver une foulée fluide et performante.
Cela a fonctionné, jusqu’à ce que mes yeux percutent l’impressionnante pente boisée qui s’est soudain dressée devant moi, une demi-heure plus tard. Là, je me suis sentie flancher. Non pas parce que je n’allais jamais réussir à venir à bout de cette montée abrupte, mais parce que j’ai réalisé qu’à cause de moi, mon équipe allait perdre. Et avec elle, l’association Arc-en-Ciel.
Les enfants malades allaient devoir remiser leurs rêves au placard.
Sur l’instant, cela ne m’a pas semblé si grave. Après tout, je ne pouvais pas faire reposer sur mes seules épaules une telle responsabilité. Ce n’était pas ma faute si des enfants étaient malades et encore moins si l’association ne recevait pas suffisamment de dons annuels pour leur permettre à tous de vivre leur rêve, quand bien même, pour certains, ce rêve était peut-être le dernier.
Mais alors que j’entamais laborieusement l’ascension du talus boisé, réduisant mon allure par manque de souffle et parce que mes articulations hurlaient au scandale, une pensée terrible m’a frappée, annihilant d’un coup mon vertueux déploiement d’efforts.
« Et si c’était l’un de tes enfants qui était malade, hein ? Tu crois pas que t’aurais envie qu’il vive un moment extraordinaire, surtout si l’épée de Damoclès se rapproche méchamment de sa tête ? »
Ma honte soudaine s’est matérialisée par un pas maladroit, je me suis cassé la gueule.
Mes mains se sont enfoncées dans un humus froid et odorant, rien de grave donc, par contre, mon genou gauche a morflé.
Mais je n’ai pas eu le temps de m’apitoyer sur mon sort. J’ai tout à coup entendu une voix furax exploser au sommet de la pente et dévaler jusqu’à moi.
« Putain Camille, qu’est-ce que tu fous ? »
Marion. Visiblement très en colère.
« Je me suis fait mal au genou !
- Rien à foutre ! Pense aux enfants malades et lève-toi ! »
Pas très fin comme remontant, il est vrai, mais Marion n’est pas connue pour sa finesse. Ce projet lui tenait à cœur pour des tas de raisons personnelles alors, forcément, me voir affalée par terre comme si je m’octroyais une pause champêtre a eu sur elle en effet dévastateur.
Sans crier gare, elle a déboulé vers moi, charriant dans sa descente irréfléchie une multitude de fragments naturels, dont certains ont d’ailleurs fini leur course sur mon front, puis m’a empoignée violemment par le bras pour m’obliger à me relever.
« On doit finir cette course, qu’elle a dit entre ses dents serrées et en me fixant d’un regard que je ne lui avais jamais vu. Et surtout, on doit la gagner !
- Je fais de mon mieux Marion, mais j’ai pas votre entraînement, moi !
- L’entraînement n’a rien à voir là-dedans ! qu’elle a répondu, tendue comme un string. C’est là que tout se joue ! »
Sur ce, elle a heurté mon front d’un index rageur, balayant du même coup une feuille morte qui y était restée collée à cause de ma sueur.
Là, un truc fou s’est passé en moi. Comme un puissant courant électrique. Ses mots, son doigt, m’ont transcendée.
D’un coup, je me suis redressée, envahie d’une détermination farouche bien qu’inédite, et j’ai dit :
« T’as raison, on va la gagner cette putain de course ! Pour les rêves des enfants malades !
- Ouais, ma cocotte, on va la gagner ! Et franchir la ligne d’arrivée ensemble, parce que je te lâche plus ! »
Je ne garde aucun souvenir de la suite, tout ce dont je me rappelle, c’est du cri de joie qu’a poussé Marion en entendant les résultats.
Pour les rêves des enfants malades.