Cette photo-là

Verdun, 1916
 
La pluie tombe à grands flots. La boue est présente plus que jamais. Les bottes s'enfoncent et luttent pour s'en sortir. Les balles fusent de tous les côtés. Les poilus se couchent à terre et certains ne se relèvent jamais. Sur le front, les trous d'obus sont remplis autant de soldat morts que d'eau de pluie. Ils se tirent dessus sans pitié, tombent au combat ou se font exploser par un obus qui éclate près d'eux, et même sur eux. Les soldats se battent pour s'en sortir. Ils veulent rentrer auprès de leur bien-aimée et prient Dieu pour y parvenir. Ils rampent, se couchent, tirent.
 
Verdun, trente ans plus tard
 
Une vieille femme était assise sur son fauteuil, lisant son recueil de lettres de poilus, le dernier qu'elle avait acheté. Cela faisait maintenant trente ans qu'elle lisait ces livres. Elle en avait une bibliothèque remplie, et consacrait tout son temps libre à cette lecture. Elle s'appelait Rose, elle avait cinquante ans, n'était ni mariée, ni mère de famille. Elle vivait seule, dans son petit pavillon près de Verdun. La ville où elle était tombée amoureuse et aussi celle qui avait tout changé. Mais maintenant il ne lui restait plus rien. Elle cherchait désespérément la trace de son amour perdu, disparu sur le champ de bataille il y a trente ans. Toute trace lui importait. Que ce soit une lettre, qu'elle espérait trouver dans un de ces livres, un vêtement, une photo, même un signe.
 
Comme chaque mardi, Rose prenait son vélo et se rendait sur les anciens champs de bataille avec son livre en poche. C'était son rituel depuis la fin de la guerre. Lucien n'était jamais rentré, elle n'avait jamais su ce qui lui était arrivé. Etait-il vivant ou mort ? Personne n'était venu lui annoncer la mauvaise nouvelle.
Elle déposa son vélo, étala la nappe au sol, s'assit et sortit son livre. Elle observa les trous d'obus sur lesquels l'herbe avait repoussé. La boue avait disparu, tout comme les soldats. Il n'y avait plus rien.
Les minutes s'écoulèrent. Comme à son habitude, Rose prit une photo de l'enfer dans lequel son Lucien avait combattu, puis elle rentra chez elle.
Après l'avoir faite développer, elle colla la photo dans un album, puis écrivit la date, l'heure et le lieu exact où le cliché avait été pris.
Après des années à photographier les champs de batailles, elle possédait désormais six albums remplis. Elle les feuilletait chaque jour à l'heure du thé. Cela lui permettait de se remémorer des souvenirs auprès de Lucien. Elle le sentait à ses côtés. Rose effectuait également des recherches dans les journaux, espérant trouver un article parlant d'un soldat retrouvé ou d'un autre le mentionnant. En vain.
 
La sonnette de la porte retentit. Rose se leva et alla ouvrir. C'était Georges, un ami d'enfance de Lucien avec qui il avait combattu pendant la Grande Guerre. Georges avait survécu. Mais il n'était pas rentré sans séquelle : la guerre l'avait traumatisé, il était devenu amnésique. Georges rendait visite à Rose toutes les semaines, pour prendre de ses nouvelles et partager un bon thé. Elle appréciait cette présence réconfortante qui soulageait le vide laissé par la disparition de Lucien.
Il s'installa à la table où étaient posées les photos de Rose, et prit l'album contenant les photos les plus récentes. Il feuilletait les pages lorsqu'il s'arrêta sur la dernière photo prise le jour même. Il l'observa de plus près et tout à coup, devint pâle. Il ne bougeait plus, le regard perdu. Rose le regardait, sans comprendre sa réaction. Georges semblait avoir peur, il était incapable de bouger ou de parler. De la sueur perlait sur son front. Il leva la tête vers Rose, qui le questionna du regard. Une larme coula sur sa joue tandis que tout lui revenait.
 
« - Parle moi, Georges, dit Rose, je t'en prie, dis moi ce qu'il t'arrive !
C'était le 17 novembre 1916. On formait un trio avec Paul et Lucien. C'étaient mes amis. Nous étions en train d'écrire des lettres à nos familles respectives, à la lueur d'une bougie, lorsque les allemands ont commencé à nous attaquer. Le capitaine nous a alors ordonné de saisir nos baïonnettes et de nous ruer sur le champ de bataille pour les empêcher d'atteindre notre tranchée. Lucien et moi avons rangé à la hâte nos lettres dans nos poches avant de nous élancer sur le no man's land. Paul, lui, était déjà parti. Alors que j'atteignais le dernier barreau de l'échelle, j'ai vu Paul se prendre une balle dans la poitrine. Lucien et moi avons crié et par soif de vengeance, nous nous sommes élancés sur le misérable soldat allemand qui l'avait abattu. Paul. Notre ami. Qui nous faisait rire dans les moments les plus durs.
Lucien était monté après moi. Nous avons fait feu en même temps et avons vidé le chargeur de notre fusil Lebel. J'ai alors braqué ma baïonnette sur l'ennemi tout en me rapprochant de lui. Nous nous tenions face à face. Son regard était rempli de haine. J'étais furieux d'avoir perdu Paul à tout jamais et de ne pas avoir pu lui dire au revoir. L'allemand s'est élancé vers moi baïonnette au canon. J'étais prêt à l'affronter lorsque Lucien m'a poussé dans la boue. J'ai juste eu le temps de tourner la tête pour voir Lucien se faire transpercer le coeur. Je regardais la scene se dérouler devant moi. Je n'arrivais plus à quitter du regard les corps sans vie de mes amis. J'avais tout perdu en quelques minutes. J'étais traumatisé. Un soldat m'a tiré en arrière pour me ramener à l'abri dans la tranchée. Lucien s'était sacrifié pour moi, Paul était mort pour la France. Aucun des deux n'allait rentrer sain et sauf. »
 
Rose pleurait à chaudes larmes. Son Lucien était un héros. Elle avait enfin retrouvé sa trace.
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