C'est l'histoire de Rond

Rond a des désirs de liberté. Ce n’est pas la faute d’Amalia s’il lui échappe. Rond a décidé qu’aujourd’hui il prendrait un courant d’air pour filer loin du terrain. Il passe entre les pieds de Cath, surprise par le mouvement rebelle. Jérome, l’entraineur, est stupéfié par le rebond contre le mur. Rond a une trajectoire parfaite. Il franchit la porte, remonte le couloir et se retrouve dehors. La lumière ! L’air pur ! Rond a réussi son évasion. Que c’est enivrant ! Tellement vaste !
Et maintenant ? Longer l’Abbaye et profiter des concerts des apprentis instrumentistes ? Atteindre le jardin public, où jouent les enfants et se promènent les amoureux, près du kiosque à musique ? Aller jusqu’au quai, zigzaguer sous les arches de l’Arc Germanicus ? Trop tard pour être funambule sur les planches, l’inondation est terminée, la Charente a retrouvé son lit. Chercher la foire qui au siècle dernier envahissait les artères principales de la cité et se ratatine à présent sur elle-même ? Rouler au milieu des étals du marché Saint-Pierre ? Ce sera selon le jour. Rond n’est pas doué pour mettre des croix sur un calendrier. Visiter Saint-Eutrope, sans disparaître dans les profondeurs de la crypte ? Oh ! Et l’amphithéâtre romain ? Il y a tant à voir !

Rond a traversé le parking achevant sa course au pied du grillage qui sépare le gymnase du lycée. Jaz traine, partout, son sac sur son dos. Il contient toute sa vie, tous ses rêves, tous ses échecs. Jaz mord dans son sandwich, avec pour seule compagnie un moineau qui compte sur une miette. Le silence que la valse des voitures et des bus autorise à peine, est perturbé par un plop discret. Jaz s’étonne, approche, ramasse l’objet à l’arrêt. Ce qui nait sous son crâne presque rasé, cheveux décolorés mieux qu’à la javel, est ce sentiment de solitude, que Rond le fugitif doit partager. Sûrement. Sinon le ballon ne serait pas venu jusque-là quémander son attention. On ne vient jamais vers Jaz. Un feutre, extirpé de son sac si grand, si plein, si lourd, inscrit ce que Rond ne peut pas dire.
Je ne suis pas qu’une tête à claques, un truc qu’on balance par-ci par-là, un truc qui sert durant une heure et qu’on remise pendant des semaines. J’existe comme la feuille d’automne, le flocon de neige, le pétale de rose, la constellation d’Andromède. J’expire sous les coups. J’en meurs si personne ne m’accorde d’intérêt. J’existe. Comme toi.
— Il est à moi.
Qu’est-ce qu’elle croit ? Que Jaz va le voler ? Ce n’est pas son intention. Sa main se tend pour le rendre. Amalia s’en empare.
— Merci.
Échange bref. L’entraînement n’est pas fini et cet aparté... Amalia, ébahie, maudit silencieusement l’autre qui a noirci le ballon. Elle pose son regard sur les lettres griffonnées. Elle s’arrête. Elle lit. Elle se retourne et interpelle Jaz qui s’éloigne lentement, en boitant irrémédiablement.
— J’t’ai vu l’autre jour au match. T’étais au troisième rang.
Jaz avale sa salive, se mordille la lèvre, plonge ses poings dans les poches de son pantalon trop large, sous son pull trop long. Jaz s’immobilise. Une envie de sourire, ne pas montrer cette esquisse de bonheur sur sa bouche de peur qu’on lui dérobe trop vite, sans avoir le temps de le savourer.
— Peut-être que tu viendras au prochain, ‘tout cas, moi j’y serai.
Normal, Amalia est capitaine de l’équipe de hand. Jaz hoche de la tête.
— Ouais.
Une première ! On lui donne un rendez-vous ! Jaz y sera, dès l’ouverture, pour retrouver la même place dans les gradins.

Le match bouclé, les spectateurs quittent le lieu. Difficile de parler de foule. Les familles, les amis. De vrais supporters passionnés, il y en a, mais ce qui draine surtout leur présence c’est l’équipe masculine senior qui a grimpé les échelons nationaux. À La Rochelle, il y a le rugby, à Saint Jean d’Angély, le water-polo, à Saintes c’est le handball qui épingle le nom de la ville au sommet des tableaux sportifs.
Jaz attend que le vide s’installe. Plus facile de se mouvoir. Ne pas devenir une bille de flipper qu'on bouscule. Cependant, il y a une raison supplémentaire de ne pas bouger. Amalia s’est assise sur le siège d’à côté. Un échange de sourires.
— Vous avez perdu.
Un éclat de rire offre une réponse spontanée, puis au tour des mots.
— J’ai remarqué !
Les regards vont et viennent, essaient de ne pas s’attarder longtemps au même endroit. Indécis. Curieux. Timides. La joueuse rompt le silence en premier.
— Tu as toujours ton sac ?
— Ouais.
— Qu’est ce qu’il y a dedans ?
— Masse de choses.
Amalia le soulève. Immense et pesant !
— Ah oui !
Elle ne l’ouvre pas, pour ne pas forcer la porte de l’intime, elle caresse les formes qui le bombent. Elle tente de deviner et lance une proposition.
— Des rollers ? Je t’aurais plutôt cru skateboard. Pour le plaisir ou la compétition ?
Jaz hausse les épaules.
— Ni l’un, ni l’autre. Je peux pas.
— Pourquoi ?
— Des problèmes d'articulations. Mes genoux se plient pas comme il faut.
— Alors, pourquoi tu les trimballes avec toi ?
Un haussement d’épaules.
— Parfois, j'image que je peux.
Amalia observe Jaz, réfléchit, se lève d’un bond, saisit le sac et tend la main pour entrainer son binôme.
— Moi, j’dis que rien n’est impossible.
Jaz ne sait pas comment Amalia est parvenue à lui faire enfiler les chaussures montées sur roulettes. Jaz, qui se maintient à distance des gens, a cédé à la sportive. Son énergie est communicative. De plus, Amalia a amené Rond qui trône sur le sac. Elle dit qu’il aime bien Jaz, qu’il veut soutenir ses efforts pour tenir debout sur les rollers. D’ailleurs, il y a une phrase ajoutée sur le corps de Rond : Je te vois et je ne te lâcherai pas. La handballeuse tient fermement Jaz et l’entraine sur le parking. Jaz roule. Jaz rit. Jaz vit. À chaque fois que Jaz crie son défaitisme, Amalia lui rétorque :
— Y'a que dans les films que le héros ou l'héroïne maitrise son art en cinq minutes. T'es pas dans un film. Avance et jette toi dans mes bras si tu penses que tu vas tomber.

Jaz n’intégrera pas le club de patinage artistique sur roulettes ni l’équipe de roller-derby, mais restitue à Amalia l’attention qu’elle lui porte. Celle-ci ne faiblit pas au cours des matches parce que Jaz gueule son enthousiasme, du haut des tribunes, quand elle marque des points. Elle n'abandonne rien, non plus, de ses études depuis que son alter ego regarde par-dessus son épaule pour vérifier que les notes en classe dépassent la moyenne. Désormais, son cursus sport/étude ouvre sur un avenir positif. Rond est là aussi, mais pas sur le terrain, en tant que mascotte des joueuses et voyage dorénavant lors de tous les déplacements.