Ces essoufflés du vide

Ça a duré une bonne minute. Une vraie minute. Une éternité. L'argent appartient à celui qui se lève tôt, pas l'avenir, lui s'arrache, il faut se battre pour le faire plier. Il se lève après moi, ce gros beau soleil, c'est bon signe, la recette sera bonne.
Je prends le premier concentré de café noir que le vendeur de café me sert, et je le sirote. Fichu café, il est amer comme j'aime. À voir la tête que je fais lorsque je le bois, on jurerait que ce café ne me plait pas, pourtant, il est délicieux. Le vendeur m'avait approché, un jour pour savoir s'il devait ajouter plus de sucre à mon café, parce qu'il a remarqué que j'avais la mine serrée lorsque je le consommais. Il éclata de rire quand je lui confiai que le jour où je n'avais pas la mine assombrie en buvant son café, il devrait s'en inquiéter. Depuis lors, il surveille toujours les traits de mon visage lorsque je bois son café.
Boire le café noir, est un moment sacré pour moi, il me permet de planifier ma journée, décider quel itinéraire proposer au chauffeur en fonction du jour, de l'aspect du ciel, et de mon intuition.
Ici, à la gare, nous nous connaissons tous. Des syndicalistes à l'apprenti du tout nouveau minicar en circulation, en passant par les commerçants ambulants et les vendeurs sédentaires.
Ma routine est connue de Fatim la vendeuse d'eau, de cigarettes, et d'alcools. Elle sait que je me dirige toujours vers elle, après le moment café. Elle emballe à l'avance ma cannette d'alcool dans un sachet noir. Je lui tends un billet de mille francs et elle me remet le sachet. Un fils de religieux qui achète de l'alcool avec une jeune femme religieuse voilée. C'est tout le paradoxe de la rue, de cette gare, de notre vie.
Je vide ma boisson de deux traits et je suis comme, on le dit dans notre jargon, « en jambes », pour la journée. L'alcool sert de motivateur et le café de coupe-faim.
Le chauffeur arrive, me jette un regard silencieux. C'est sa façon à lui de me saluer. Il vérifie les papiers et l'état du véhicule. Tout est bon, nous nous lançons à la conquête de l'avenir avec notre « gbaka ».
Le vent souffle comme il le faut, et l'air est doux. Je glisse la portière vers l'arrière, fais passer ma main et m'agrippe au rebord avant de celle-ci. Je cale l'autre rebord de la portière entre mes jambes, puis relâche le rebord avant. Je laisse le reste de mon corps flotter au gré du vent, comme une feuille. Mon péché mignon, c'est cela.
Certains passagers se plaignent, ce n'est pas nouveau, ce sont des pleurnichards ceux-là, ils ne savent pas ce que ça fait d'être constamment emprisonné dans l'espoir d'un meilleur lendemain, alors qu'on ne voit que du vide.
D'autres ont un petit sourire, ils apprécient secrètement la scène. J'aime ces derniers, ils prennent, en silence, plaisir au spectacle que je leur offre gratuitement en m'essoufflant.
Les premiers clients que nous prenons à la gare d'Abobo, quartier populaire d'Abidjan, sont des travailleurs et des étudiants. Il est 06H00, me répond un client à qui je demande l'heure.
Deux autres clients se signalent ; je cogne la portière, le chauffeur gare et nous les prenons. On continue. J'aperçois deux policiers, je me rassois très vite sur mon siège. Secret de Polichinelle, lorsqu'ils nous sifflent, nous nous empressons de leur remettre le permis de conduire avec un billet bleu. Ils feignent vérifier le permis et nous le remettent.
Je reprends le spectacle dès que nous les dépassons. J'aime ce moment, c'est le seul où je me sens réellement moi-même.
Le vent continue de souffler fort, se faufile et vient me caresser les aisselles, à la manière d'une belle vendeuse d'eau glacée. Je profite alors pour changer de posture ; cette fois ci, je glisse un pied en avant, et l'autre crisse contre le goudron. Sans crier gare, j'envoie l'autre pied rejoindre celui qui était au sol tout en tenant la portière. Là, je cours de manière concomitante au véhicule. Ces chaussures que nous portons sont une merveille. Du caoutchouc à première vue, mais de vrais crampons au fond.
 
Tout à coup, un autre client se signale. Je le fixe, et me redresse pour remonter dans le gbaka mais manque de justesse de saisir la portière. Les battements de mon cœur s'accélèrent aussitôt. Mon corps, projeté par la vitesse, fonce tout droit sur le véhicule qui nous suivait de près, glisse sur le pare-chocs avant de la voiture et se retrouve sur le sol. Le conducteur freine et on entend des cris d'effroi. Pendant une minute de frayeur qui s'écoule, je suis immobile, le souffle saccadé.
Quelques secondes passent, je respire toujours, je me relève sous le regard ahuri des personnes présentes. « Je ne suis pas mort, allons-y, la vie c'est devant » crie-je à mon chauffeur, encore debout bouche ouverte.
2