Cercueil

Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ? Peut-être les deux. Je ne sais pas. J’ignore. Si ça se trouve, je rêve. Si ça se trouve, ce Jimmy le fureteur viendra me réveiller en me foutant sa plume de corbeau sous le nez. Ses manies à la noix, va ! Comme je le déteste lui et ses sales galéjades. Mais ce coup-ci, c’est pas pareil. Ce coup-ci, si jamais il s’amène me réveiller avec sa plume de corbeau sous le nez, je lui crierai pas dessus. C’est sûr. D’ailleurs, ce serait cool. Ce serait super méga hyper cool, je dis. Je serais top content. Mais si ça se trouve aussi, je ne rêve pas. Si ça se trouve, Johnny, toi et moi, on va finir... Zut... c’est vraiment une sale blague, ça. C’est pas cool du tout... bah non... !
Le cercueil, Johnny, tu aimes, toi, le cercueil ? M’enfin, quelle question stupide !

Cette situation me cuisine. Bien sûr qu’elle me cuisine, Johnny. Tu voudrais que je dise quoi ? Oui, je sais. Remarque, toi t’es toujours là à me zyeuter comme un clebs... Tu m’énerves parfois, toi aussi. Tu m’énerve. Tout le monde m’énerve ici. En commençant par le général. Arrête, Johnny, s’il te plaît, arrête !
Je sais ce que j’ai fait ! Je le sais parfaitement... Je sais que ça ne sent pas bon, mais qu’est-ce que tu veux ? Ça pue toujours ici. Le cadavre, tu sais bien comme moi, presqu’aussi bien que moi, peut-être même plus que moi que ça n’a jamais senti la fraise, le cadavre. D’ailleurs, toi, qu’est-ce que t’as à me dire, hein ? Des gars, combien t’en as déjà butés, toi ? Combien ? Zéro, Johnny. T’en as buté zéro parce que t’en es pas capable. Voilà ! T’en es tout simplement incapable !
C’est moi que je te protège, ici. Sans moi, tu ne serais plus là. Tu serais déjà mort, mon pauvre Johnny. Mais je n’ai pas tout le temps envie de te rappeler que tu me dois ta chienne de vie, ok ? Regarde-toi. Regarde-toi, Johnny. Tu fais pitié. Un homme c’est pas ça, t’comprends ? Un homme c’est la paire de ça. Et toi t’en as pas, la paire de ça... t’as des ovules à la place qui en plus pendouillent mal !
J’en reviens pas, Johnny, tu pleures ? T’es sérieux-là... ? Mais bon, je t’en prie, sèche tes larmes, tu veux bien ? Je t’en prie, sèche tes foutus larmes, t’es ridicule voyons... ! C’est bon, j’ai compris, c’est bon ! Je m’excuse, ça te va ? Je suis désolé, voilà ! Je ne voulais pas te faire de la peine. Viens-là, viens dans mes bras, Johnny...

Dis, tu penses qu’on devrait cacher le corps ?
Crois-le ou non, moi, je fais des efforts. J’y mets du mien, moi ! Mais c’est pas toujours facile, tu le sais bien. Rien n’est jamais facile de toute façon. Ecoute, si tu devais choisir un adjectif, un seul, pour te désigner toute ta vie, ce serait quoi ?
T’étais le plus intelligents de nous tous, Johnny. Le plus intelligent et le plus poltron. Le général, lui, il le savait. Mais ce que le général ignorait, c’est que c’était toi le plus dangereux. Oui Johnny. C’est bien d’être fort et brave et tout, mais c’est mieux quand on est intelligent. Ça, moi je l’ai compris. Je veux être intelligent moi aussi. Mais on ne devient pas intelligent comme ça, du jour au lendemain, en claquant juste les doigts, non. N’est pas intelligent qui le veut, Johnny, si ?

Qu’est-ce qu’on va faire ? Cette idée, c’était ton idée je te rappelle. Alors dis-moi, purée, comment on s’en sort, hein ? Quand la galerie débarquera...
Johnny, je voudrais pas te foutre les jetons mais, imagine-toi, t’es dans une pièce, et toutes les portes que tu ouvres comme ça te conduisent au même endroit. Un cercueil. Ce cercueil que je vois. Tu fais quoi ? Qu’est-ce que tu fais ? Parce que moi je flippe un peu aussi. J’en ai honte mais c’est comme ça. Le général il avait dit c’est normal d’avoir peur. Mais il faut surmonter sa peur il avait aussi dit. Faire peur à sa peur. C’est pour ça qu’il m’a appelé Cercueil. Pour faire peur à ma peur. Mais j’ai peur et je ne sais pas si ma peur aussi a peur... Merde, Johnny ! Ils finiront par découvrir le corps. Le corps, ils vont le découvrir. C’est qu’une question de temps, tu sais, non ? Tu sais ? Qu’est-ce qu’on va faire ? Il faut trouver une idée et vite, Johnny. Une idée, merde ! Il faut pas que les gens ils comprennent que c’est nous qu’on a tué le général, tu comprends ? Il faut pas, il faut pas ! Sinon... Il faut pas !

Cercueil se recroqueville dans le tas d’immondices où il a élu domicile. Depuis que la guerre a pris fin, cette décharge est sa demeure. Il parle souvent. Il parle beaucoup. Il parle toujours ou presque. Ce morceau de bois qu’il appelle tout le temps Johnny personne ne sait vraiment ce qu’il représente. Un ami peut-être. Perdu quelque part dans la brousse. Dans sa tête. Dévoré par les flammes du destin. Un ami... Parfois sa phobie l’accapare. Cercueil. Parfois c’est le corps du général qu’il doit enterrer. Parfois c’est les troupes ennemies qu’il doit semer. Comme il cherche, comme il cherche... Comme il se parle, comme il se parle... Les passants secouent la tête. Seule expression de leur dépit. Ce Cercueil n’a probablement pas 20 ans.