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Cédric était plus ou moins orphelin.
Cette situation le privait de tous les droits. Celui d'avoir des parents et celui de bénéficier de protections administratives. La case correspondant à son état n'existait pas dans les formulaires. Ce qui tombait bien, car Cédric ne savait pas écrire.
Parler lui était également difficile. Il avait développé une forme d'expression unique, constituée d'une variété impressionnante de grognements.
Déjà tout petit, il avait été impossible. Impossible de connaître le père, ce qui réglait à moitié la question de son quasi-orphelinat. Techniquement, ce père existait quelque part, mais personne ne s'en souciait, et surtout pas la mère qui n'en avait aucun souvenir, ou alors de mauvais.
Impossible de sortir ce gamin des entrailles maternelles. Il y était resté coincé trois jours, disait la rumeur, le bras bloqué. La mère avait refusé qu'on lui découpe le ventre, il avait fallu une lutte acharnée pour qu'il finisse par être dégagé, après moult épisodes, épuisement des protagonistes, et charcutage malgré tout.
La mère l'avait haï dès son premier cri, furieuse qu'il lui ait si longuement obstrué l'entre-jambes, et effrayée par ses handicaps, oreilles saccagées et déformation définitive de l'épaule.
Impossible, car il avait continué à brailler pendant des années, comme s'il avait compris que c'était ça la vie. Elle l'avait alors plus ou moins délaissé et il s'était mis à vivre de vols et charités diverses, à dormir dans les fourrés, les granges, les cabanes. Le rejet de sa mère avait été si fort qu'on avait perdu le fil qu'il pût être son fils. Vingt ans plus tard, personne ne savait plus qui avait engendré cet enfant, personne ne s'en souciait, et il était vraisemblable qu'elle l'ait elle-même oublié.
On le connaissait comme ça, un être « plus ou moins orphelin ». Sa place atypique intriguait les gens de passage. Certains se taisaient, perplexes devant ce terme, haussant les épaules, se disant que la consanguinité locale avait fait des dégâts, pas seulement sur le pauvre gamin, mais sur toute la population.
D'autres, après une interaction sidérante avec lui, souhaitaient évaluer le niveau de dangerosité de la personne. Il leur était systématiquement répondu « Ah, Cédric ! Oooh Cédric... il est plus ou moins orphelin ». Leurs visages suivaient immuablement la même séquence. Compréhensifs d'abord, l'orphelin convoque toujours un peu de compassion. Puis après un soupir, ils se montraient rassurés par le ton bonhomme qui indiquait que le marginal faisait partie du décor, qu'il n'y avait là finalement qu'une situation sans risque. Ils plongeaient enfin dans la perplexité et se mettaient à spéculer. Enfant abandonné dès la naissance, adopté puis rejeté par des dizaines de familles en raison de sa communication insupportable ? Parents en état de mort cérébrale depuis des années, il ne pouvait être déclaré orphelin même si dans les faits il était seul et criait sa détresse ? Les hypothèses oscillaient entre gris foncé et noir dur : on comprend aisément qu'il n'y a pas que du facile à vivre quand la condition d'un homme est décrite de la sorte.
Cédric suscitait souvent de vives réactions. Une adolescente bouillonnante avait ainsi un jour balancé à ses parents qu'il en avait de la chance, LUI, et qu'elle voulait l'être, ELLE, orpheline, et plutôt plus que moins.
Un enfant de cinq ans avait reçu une gifle de son frère à force de demander : « C'est quoi plus ou moins ? », « C'est combien plus ou moins ? », « Moi est-ce que je suis plus ou moins ? ». Les parents avaient immédiatement frappé l'aîné, sans explications ni réponses aux questions du benjamin, le repas familial avait été une catastrophe.
Trois étudiants en philosophie avaient disserté un jour de pluie. Ils se considéraient plus ou moins sûrs d'eux, plus ou moins fous, prétentieux, ou révoltés, plus ou moins fidèles en amour, mais tous profondément rassurés par les gens marginaux.
Le concept les intéressait, mais ils avaient conclu à l'impossibilité de la situation : pour l'orphelinat il n'y avait pas de demi-mesure, on l'était ou on ne l'était pas.
Un matin d'automne, le maire fit circuler une information préoccupante aux quelques commerçants qui animaient encore le cœur de ce village. On était sans nouvelles de Cédric depuis maintenant cinq jours.
Si personne n'en était véritablement responsable, une sorte de vigilance diffuse et collective s'était développée autour de lui comme si toute une communauté l'avait finalement adopté. Le soir, il passait fréquemment chez le boulanger. Le charcutier laissait toujours sur sa fenêtre quelques trognons de jambon. Même les chats du coin avaient intégré que ce n'était pas pour eux. Un pull disparaissait parfois. Ou les œufs dans un poulailler, qu'il gobait, crus sans doute. Un vélo pouvait être emprunté et retrouvé plus loin. On commentait ici ou là, très naturellement, « Tiens, Cédric est passé ». L'anormalité de sa condition contrastait avec sa place simple dans le village. Il était finalement un lien improbable entre tous, et ça, c'était tout à fait merveilleux.
Alors quand une semaine s'écoule, que le pain durcit, que le pâté moisit dans les cachettes habituelles, qu'après quelques recherches superficielles, il est constaté que personne ne l'a vu (ce qui est assez fréquent), ni même entendu (ça, c'est vraiment plus rare), l'alerte est déclenchée et le maire devient cette fois véritablement alarmiste. « Cédric a plus ou moins disparu ».
La battue dura huit jours. On retrouva des cabanes désertées, des recoins de grange où il semblait qu'il soit allé dormir, et même un lit défait dans une maison en limite de forêt. Des miettes de pain. Des petits bouts de laine arrachés d'un vieux pull.
On demanda aux bourgs voisins qui réagirent vivement.
— Pas de ça chez nous.
— Gardez-le bien.
— Quoi ? J'appelle les gendarmes.
— Il fallait l'enfermer !
Le village passait dans la contrée pour une bizarrerie, et celui qui était accepté ici comme un membre original de la collectivité, était pour eux une source d'inquiétude.
Sa disparation raviva de vieilles querelles. Les recherches s'intensifièrent, de plus en plus agressives. Une course s'installa entre ceux qui souhaitaient sauver le jeune homme et ceux qui auraient voulu l'étriper comme un trophée.
Mais après une semaine, il fallut se rendre à l'évidence, personne n'avait repéré la moindre trace de pas dans la fine couche de neige qui recouvrait maintenant la région : Cédric avait complètement disparu.
Sans savoir où, sans comprendre véritablement pourquoi, Cédric avait lui aussi, même avec ses limites, ressenti le besoin de s'éloigner, d'explorer, de modifier un équilibre, de devenir pleinement seul, orphelin vraiment, enfin, comme si cet entre-deux qui lui collait à la peau le maintenait dans un état semi-végétatif qu'il avait, par une impulsion soudaine, trouvé la force de dépasser. Il allait en mourir ou il allait en vivre, mais il devait partir.
On dit dans le village, sans qu'on ne sache d'où venaient les nouvelles, que Cédric avait été totalement transformé. Que par une magie bien incompréhensible, il avait pas à pas redécouvert le langage des Hommes. Qu'il avait voyagé, exploré, aimé, été aimé. Que son envol soudain avait été génial et salutaire. Qu'il avait cheminé finalement plus que n'importe qui, et beaucoup finirent par l'envier.
On dit dans le village qu'une femme pleure le départ de Cédric. Qu'elle aurait retrouvé le souvenir de cet enfant maudit péniblement arraché des tréfonds de son ventre. Et sans qu'on soit sûrs de ce qu'elle exprime vraiment, il est troublant d'entendre les cris de cette femme, qui remplacent désormais les râles de Cédric.
On dit dans le village aussi, que rien n'est plus pareil, que l'entente de tous a volé en éclats. Que l'enfant « plus ou moins » servait finalement de ciment général, et que chacun, depuis, s'est replié sur soi, qu'on ne partage plus rien, et qu'on est devenu un endroit plus ou moins comme les autres.
Cette situation le privait de tous les droits. Celui d'avoir des parents et celui de bénéficier de protections administratives. La case correspondant à son état n'existait pas dans les formulaires. Ce qui tombait bien, car Cédric ne savait pas écrire.
Parler lui était également difficile. Il avait développé une forme d'expression unique, constituée d'une variété impressionnante de grognements.
Déjà tout petit, il avait été impossible. Impossible de connaître le père, ce qui réglait à moitié la question de son quasi-orphelinat. Techniquement, ce père existait quelque part, mais personne ne s'en souciait, et surtout pas la mère qui n'en avait aucun souvenir, ou alors de mauvais.
Impossible de sortir ce gamin des entrailles maternelles. Il y était resté coincé trois jours, disait la rumeur, le bras bloqué. La mère avait refusé qu'on lui découpe le ventre, il avait fallu une lutte acharnée pour qu'il finisse par être dégagé, après moult épisodes, épuisement des protagonistes, et charcutage malgré tout.
La mère l'avait haï dès son premier cri, furieuse qu'il lui ait si longuement obstrué l'entre-jambes, et effrayée par ses handicaps, oreilles saccagées et déformation définitive de l'épaule.
Impossible, car il avait continué à brailler pendant des années, comme s'il avait compris que c'était ça la vie. Elle l'avait alors plus ou moins délaissé et il s'était mis à vivre de vols et charités diverses, à dormir dans les fourrés, les granges, les cabanes. Le rejet de sa mère avait été si fort qu'on avait perdu le fil qu'il pût être son fils. Vingt ans plus tard, personne ne savait plus qui avait engendré cet enfant, personne ne s'en souciait, et il était vraisemblable qu'elle l'ait elle-même oublié.
On le connaissait comme ça, un être « plus ou moins orphelin ». Sa place atypique intriguait les gens de passage. Certains se taisaient, perplexes devant ce terme, haussant les épaules, se disant que la consanguinité locale avait fait des dégâts, pas seulement sur le pauvre gamin, mais sur toute la population.
D'autres, après une interaction sidérante avec lui, souhaitaient évaluer le niveau de dangerosité de la personne. Il leur était systématiquement répondu « Ah, Cédric ! Oooh Cédric... il est plus ou moins orphelin ». Leurs visages suivaient immuablement la même séquence. Compréhensifs d'abord, l'orphelin convoque toujours un peu de compassion. Puis après un soupir, ils se montraient rassurés par le ton bonhomme qui indiquait que le marginal faisait partie du décor, qu'il n'y avait là finalement qu'une situation sans risque. Ils plongeaient enfin dans la perplexité et se mettaient à spéculer. Enfant abandonné dès la naissance, adopté puis rejeté par des dizaines de familles en raison de sa communication insupportable ? Parents en état de mort cérébrale depuis des années, il ne pouvait être déclaré orphelin même si dans les faits il était seul et criait sa détresse ? Les hypothèses oscillaient entre gris foncé et noir dur : on comprend aisément qu'il n'y a pas que du facile à vivre quand la condition d'un homme est décrite de la sorte.
Cédric suscitait souvent de vives réactions. Une adolescente bouillonnante avait ainsi un jour balancé à ses parents qu'il en avait de la chance, LUI, et qu'elle voulait l'être, ELLE, orpheline, et plutôt plus que moins.
Un enfant de cinq ans avait reçu une gifle de son frère à force de demander : « C'est quoi plus ou moins ? », « C'est combien plus ou moins ? », « Moi est-ce que je suis plus ou moins ? ». Les parents avaient immédiatement frappé l'aîné, sans explications ni réponses aux questions du benjamin, le repas familial avait été une catastrophe.
Trois étudiants en philosophie avaient disserté un jour de pluie. Ils se considéraient plus ou moins sûrs d'eux, plus ou moins fous, prétentieux, ou révoltés, plus ou moins fidèles en amour, mais tous profondément rassurés par les gens marginaux.
Le concept les intéressait, mais ils avaient conclu à l'impossibilité de la situation : pour l'orphelinat il n'y avait pas de demi-mesure, on l'était ou on ne l'était pas.
Un matin d'automne, le maire fit circuler une information préoccupante aux quelques commerçants qui animaient encore le cœur de ce village. On était sans nouvelles de Cédric depuis maintenant cinq jours.
Si personne n'en était véritablement responsable, une sorte de vigilance diffuse et collective s'était développée autour de lui comme si toute une communauté l'avait finalement adopté. Le soir, il passait fréquemment chez le boulanger. Le charcutier laissait toujours sur sa fenêtre quelques trognons de jambon. Même les chats du coin avaient intégré que ce n'était pas pour eux. Un pull disparaissait parfois. Ou les œufs dans un poulailler, qu'il gobait, crus sans doute. Un vélo pouvait être emprunté et retrouvé plus loin. On commentait ici ou là, très naturellement, « Tiens, Cédric est passé ». L'anormalité de sa condition contrastait avec sa place simple dans le village. Il était finalement un lien improbable entre tous, et ça, c'était tout à fait merveilleux.
Alors quand une semaine s'écoule, que le pain durcit, que le pâté moisit dans les cachettes habituelles, qu'après quelques recherches superficielles, il est constaté que personne ne l'a vu (ce qui est assez fréquent), ni même entendu (ça, c'est vraiment plus rare), l'alerte est déclenchée et le maire devient cette fois véritablement alarmiste. « Cédric a plus ou moins disparu ».
La battue dura huit jours. On retrouva des cabanes désertées, des recoins de grange où il semblait qu'il soit allé dormir, et même un lit défait dans une maison en limite de forêt. Des miettes de pain. Des petits bouts de laine arrachés d'un vieux pull.
On demanda aux bourgs voisins qui réagirent vivement.
— Pas de ça chez nous.
— Gardez-le bien.
— Quoi ? J'appelle les gendarmes.
— Il fallait l'enfermer !
Le village passait dans la contrée pour une bizarrerie, et celui qui était accepté ici comme un membre original de la collectivité, était pour eux une source d'inquiétude.
Sa disparation raviva de vieilles querelles. Les recherches s'intensifièrent, de plus en plus agressives. Une course s'installa entre ceux qui souhaitaient sauver le jeune homme et ceux qui auraient voulu l'étriper comme un trophée.
Mais après une semaine, il fallut se rendre à l'évidence, personne n'avait repéré la moindre trace de pas dans la fine couche de neige qui recouvrait maintenant la région : Cédric avait complètement disparu.
Sans savoir où, sans comprendre véritablement pourquoi, Cédric avait lui aussi, même avec ses limites, ressenti le besoin de s'éloigner, d'explorer, de modifier un équilibre, de devenir pleinement seul, orphelin vraiment, enfin, comme si cet entre-deux qui lui collait à la peau le maintenait dans un état semi-végétatif qu'il avait, par une impulsion soudaine, trouvé la force de dépasser. Il allait en mourir ou il allait en vivre, mais il devait partir.
On dit dans le village, sans qu'on ne sache d'où venaient les nouvelles, que Cédric avait été totalement transformé. Que par une magie bien incompréhensible, il avait pas à pas redécouvert le langage des Hommes. Qu'il avait voyagé, exploré, aimé, été aimé. Que son envol soudain avait été génial et salutaire. Qu'il avait cheminé finalement plus que n'importe qui, et beaucoup finirent par l'envier.
On dit dans le village qu'une femme pleure le départ de Cédric. Qu'elle aurait retrouvé le souvenir de cet enfant maudit péniblement arraché des tréfonds de son ventre. Et sans qu'on soit sûrs de ce qu'elle exprime vraiment, il est troublant d'entendre les cris de cette femme, qui remplacent désormais les râles de Cédric.
On dit dans le village aussi, que rien n'est plus pareil, que l'entente de tous a volé en éclats. Que l'enfant « plus ou moins » servait finalement de ciment général, et que chacun, depuis, s'est replié sur soi, qu'on ne partage plus rien, et qu'on est devenu un endroit plus ou moins comme les autres.
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Pourquoi on a aimé ?
Par le biais du portrait touchant et coloré de Cédric, qui est plus ou moins beaucoup de choses, l’auteur nous fait une très belle démonstration
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Pourquoi on a aimé ?
Par le biais du portrait touchant et coloré de Cédric, qui est plus ou moins beaucoup de choses, l’auteur nous fait une très belle démonstration