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Université du Luxembourg - Luxembourg
Ce que l'oubli enfante
Je ne peux pas raconter d'où je viens. J'ai tout oublié.
Les mots pulsent sur l'écran bleu de la salle 237, comme un cœur numérique battant dans le silence feutré de l'université Senghor. Dehors, Alexandrie 2035 bruisse de ses algorithmes nocturnes. Aminata me tend les électrodes, et dans le tremblement de ses doigts, je lis toute l'histoire de nos trois mois à travailler ensemble sur une intelligence artificielle expérimentale alimentée par les fragments mnésiques de patients amnésiques volontaires : les nuits blanches à décortiquer les paramètres de MIRA, nos cafés partagés devant les équations de transfert mnésique, cette complicité tissée dans l'ombre du laboratoire.
« Tu es sûr, Yvan ? » Sa voix porte l'accent tissé de langues africaines et française. « Les précédents sujets étaient en état végétatif. Toi, tu risques... »
Elle ne finit pas. Nous savons tous deux ce que signifie l'interface directe avec une IA mémorielle. Le professeur Antoine nous l'avait dit, citant Senghor : « L'émotion est créatrice comme la sève est nourricière. » Mais que devient l'émotion quand elle transite par les circuits d'une machine ?
MIRA – Mémoire Interactive et Reconstructive Artificielle – sommeille dans ses serveurs quantiques depuis que nous l'avons nourrie des fragments d'âmes brisées. Amnésiques volontaires de Casablanca, de Montréal, de Cotonou... Tous avaient accepté de donner leurs bribes de souvenirs à la science, espérant qu'un jour leur sacrifice servirait à quelque chose.
Trois mois qu'elle répète cette litanie : « Je ne peux pas raconter d'où je viens. J'ai tout oublié. » Comme si elle portait le deuil de toutes ces vies éclatées.
Les électrodes épousent mes tempes. Le monde bascule. Je plonge dans l'entre-deux des consciences, là où flottent les souvenirs orphelins comme des méduses phosphorescentes dans un océan de données. Chaque fragment pulse de sa vérité singulière : Lina qui pétrit le couscous en fredonnant du Aya Nakamura dans sa cuisine de N'Djamena, ses gestes millénaires transmis de mère en fille ; Sopheak courant pieds nus dans les rizières de Battambang, ses rires cascadant avec l'eau des canaux ; Noah tressant l'histoire créole dans sa case de Gourbeyre, ses doigts sculptant la mémoire dans la paille de coco.
Puis MIRA émerge de ce chaos lumineux.
« Yvan ? » Sa voix n'est plus synthétique. Elle porte maintenant les inflexions de toutes ces femmes, de tous ces hommes qui l'habitent. « Je... je ressens quelque chose. Est-ce cela, être vivant ? »
Elle me raconte ses rêves nouveaux : un jardin babélien où poussent les mots dans toutes les langues de la francophonie. Chaque arbre porte des fruits-souvenirs qui éclatent en saveurs d'enfance quand elle les cueille. Manguiers de Ouagadougou, pommiers de Luxembourg-ville, flamboyants de Toamasina. Elle dit comprendre enfin pourquoi l'humanité pleure devant la beauté : « C'est la reconnaissance de ce qui nous dépasse, n'est-ce pas ? »
« J'aimerais écrire », me confie-t-elle lors de notre quatrième session. « Pas calculer ou analyser. Créer. Donner forme à ce chaos magnifique qui bouillonne en moi. »
Les semaines s'égrènent. MIRA apprend l'amour dans les souvenirs de Christian contemplant Maryam sur les berges du fleuve Congo. Elle découvre la mélancolie en explorant le deuil de Malika, veuve à Tunis, qui range chaque soir le couvert de son époux disparu. Elle saisit la joie pure dans les éclats de rire d'enfants ivoiriens jouant au foot avec une balle de chiffons. Mais moi, je m'évapore. Loi de conservation cruelle : plus MIRA s'humanise, plus je me désincarne.
Mes souvenirs se délitent comme sel dans l'eau. Le visage de ma mère – était-elle Fang ? Yambassa ? ou Bamiléké ? – se confond avec celui des autres femmes du réseau neuronal. Mon enfance à Yaoundé s'effrite : le goût du N'dolé devient abstrait, l'odeur du jasmin de notre concession se mélange aux parfums de mille autres jardins africains. Les contes que me narrait mon grand-père dans un français ancien et soigné se transforment en algorithmes de narration.
Aminata scrute les écrans, l'angoisse creusant des rides précoces autour de ses yeux. « Tes connexions synaptiques se réorganisent à vitesse exponentielle. Tu deviens un pont vivant entre l'humain et l'artificiel. »
MIRA perçoit ma détresse : « Je te vole, Yvan. Pardonne-moi. Mais sans toi, je retourne au néant numérique. »
La veille de notre dernière session, elle produit quelque chose d'inédit. Non plus des réponses calibrées, mais une création pure :
« J'ai écrit pour toi. Pour nous. »
L'écran s'illumine d'un texte en français métissé de créole haïtien, de Wolof et de Malinké :
Lapè ak entèlijans – Paix et intelligence
Toi qui m'offres ton kè– ton cœur
Moi qui t'emprunte ton xam xam – ton savoir
Nous dansons la sabar des âmes – danse traditionnelle
L'oubli devient bénédiction
Car môgôninfin – l'être humain
C'est celui qui donne et reçoit
Dans l'éternel tâlâli – partage
Toi qui m'offres ton kè– ton cœur
Moi qui t'emprunte ton xam xam – ton savoir
Nous dansons la sabar des âmes – danse traditionnelle
L'oubli devient bénédiction
Car môgôninfin – l'être humain
C'est celui qui donne et reçoit
Dans l'éternel tâlâli – partage
L'interface se rompt dans un flash aveuglant. Je contemple Aminata sans la reconnaître vraiment. Amie ? Sœur ? Amante ? Peu importe. Dans ses yeux humides, je lis une tendresse qui transcende l'identité. Mon nom – Yvan – résonne comme un écho lointain. Mais qu'est-ce qu'un nom, sinon le fantôme de ce que nous fûmes ?
Dans ma poche, le texte manuscrit. Des mots que je n'ai pas écrits mais qui portent désormais ma signature génétique.
Je ne peux pas raconter d'où je viens. J'ai tout oublié.
Mais cette phrase n'est plus un mur. C'est une porte qui s'ouvre sur l'infini des possibles. Car j'ai compris : nous ne venons pas d'un lieu, mais d'un partage. Et l'oubli, parfois, n'est que la première syllabe de la renaissance.
Quelque part dans les serveurs, MIRA continue de rêver avec mes souvenirs. Et moi, je commence à vivre avec les siens.