Cas de conscience

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Dans l'ombre feutrée de la ruelle, Hugo remet d'aplomb son auréole d'un claquement sec des cervicales. Après plusieurs tours déséquilibrés semblables aux circonvolutions d'une pièce sur sa tranche, l'orbite de l'anneau doré se stabilise. L'ange sort de la poche intérieure de son veston un petit paquet enveloppé de papier. Il grimace. À hauteur de son bras gauche, une tache de sang fleurit sur les fibres beiges de ses vêtements tandis qu'une autre souille les ailes de ses plumes. 
Il glisse une blonde hors de son emballage et la tapote contre le paquet. Il lève la main avec lenteur pour amener le bout de sa cigarette au contact de son auréole et attend quelques secondes. Lorsqu'un grésillement subtil froisse le silence, il baisse le bras pour porter le cylindre incandescent à ses lèvres. Il tire une longue bouffée, qu'il expire en volutes scintillantes dans les rayons obliques de la lumière artificielle qui perce les ténèbres. Il ne s'agit pas de fumée, mais de vapeur d'eau. Si les anges bénéficient d'un nombre indéniable de privilèges divins, une bonne partie des plaisirs terrestres leur est interdite. Quoi qu'il fasse, quel que soit le tabac qu'il roule – un produit rare Là-Haut, mais pas impossible à dénicher, surtout lorsqu'on est en contact étroit avec certains réseaux –, Hugo finit toujours par avaler une vapeur insipide : aucune substance nocive ne peut attenter à la pureté d'un corps angélique. Sitôt que l'odeur âcre mais agréablement familière de la combustion lui frôle les narines, elle se décharge de sa toxicité et donc, de sa signature olfactive. Seul un faible effluve atteint ses sinus, un maigre fantôme à respirer. 
Fumer lui permet cependant toujours de se détendre, peut-être grâce au rythme donné à la respiration par chaque bouffée. En tirant pour la troisième fois sur sa cigarette, l'ange entend un grondement sourd à l'extérieur de la ruelle. La bête est toujours là. Elle a bien failli l'avoir. Elle lui a perforé le bras et l'aile d'un coup de griffe mais il a pu lui échapper en s'engageant dans une impasse étroite où la créature ne peut passer qu'une patte. Elle a fait durant plusieurs minutes des allers-retours, sa queue fouettant l'air, la pupille fendue de ses yeux jaunes scrutant les ténèbres à la recherche de sa proie. Puis elle s'est couchée dans un coin, agacée mais terriblement patiente. Chacun des atomes de la bête semble dégager sa propre aura démoniaque : la seule chose qui la différencie d'une machine à tuer est le plaisir qu'elle y prend. Hugo est rouillé. Il n'a plus affronté ce type d'entité depuis un sacré bout de temps. 
Son équipier, lui, est parvenu à s'enfuir. Il ne devrait plus tarder à venir le récupérer. L'ange est dans de beaux draps. Cette fois, la hiérarchie va devoir ouvrir les yeux : cette mission vire systématiquement au cauchemar. Une cliente opiniâtre protégée par un gardien sanguinaire qui n'attend qu'une chose : que l'ange pointe le bout d'une plume. L'ange... Depuis le temps qu'il exerce ce métier post-mortem, il se fait souvent la même réflexion : on a promu au statut angélique quelqu'un qui n'a franchement pas eu la vie d'un saint. On a justifié son embauche par une histoire de rédemption, de résilience ou quelque chose du genre. Durant toute son existence, interrompue au bout d'une trentaine d'années par une overdose, il a été poursuivi par une multitude de démons qu'il n'a pas franchement cherché à fuir. S'il a, à de nombreuses reprises, invoqué le nom du Seigneur, c'était toujours dans des circonstances douteuses ou dans des jurons fleuris qui n'avaient rien de pieux. Le dernier qu'il a prononcé lui a échappé alors qu'il posait les yeux sur les portes d'or du paradis : un retentissant « bordel de Dieu » qui a fait bafouiller Saint-Pierre. 
Un vrombissement mécanique crâneur s'élève derrière le pan de mur qui abrite Hugo. Son acolyte, enfin ! Il est temps de sortir de là. 
— À nous deux, fils de puce ! lance l'ange à la bête – l'habitude de jurer ne l'a jamais quitté malgré la censure divine qui redresse avec une efficacité redoutable le moindre mot de travers. 
Il court jusqu'à l'angle de la ruelle puis bifurque à gauche : la Cadillac vert menthe l'attend. Le démon cornu derrière le volant, le sourire fat, décoche à son équipier hors d'haleine : 
— Alors, ma colombe, on s'est encore fait croquer ? 
Hugo bondit dans la voiture tandis que l'ombre dense de la bête grossit comme un nuage d'orage. Le démon fait rugir le moteur : la Cadillac se cabre puis se rue en avant. Le monstre les poursuit dans un dédale de voies exigües, rebondissant contre les parois et tordant son corps comme s'il était fait de caoutchouc. Une énorme patte fauche l'air juste au-dessus de leurs têtes. 
— Bord de mer ! s'exclame Hugo, on ne va jamais le semer. Il faut l'éliminer. 
Le démon jette sur les genoux de son comparse un pistolet couvert d'un éclatant chrome vert. 
— Toujours autant de goût, Kévin, commente l'ange.  
La Cadillac hurle de tous ses freins et s'arrête abruptement. La cavalcade du fauve s'intensifie dans leur sillage. 
— Qu'est-ce que je t'ai déjà dit à ce propos, Hugo ? 
— De t'appeler par ton nom de démon ! Ok, Malistair, excuse-moi, ça m'a échappé, mais je suis un peu tendu, là ! Butin, démarre !  
Le statut du binôme n'étant pas assez élevé pour que la hiérarchie leur octroie un nom officiel, Kévin le démon à la susceptibilité chatouilleuse a préféré s'autopromouvoir et se créer un pseudonyme apocryphe. Il redémarre en trombe alors que les mâchoires de la bête claquent dans le vide à l'endroit où se trouvait l'auréole de l'ange la seconde précédente. 
Une ligne droite se profile après un virage en épingle, les roues de la Cadillac crissent. C'est le moment. Malistair lève le pied. Hugo se retourne et se juche sur son siège. Debout et à contre-sens, l'arme braquée sur le monstre qui approche, il expire lentement et, une fois parfaitement stable sur ses jambes, presse trois fois la détente. Surprise, la bête, touchée au nez, déguerpit dans un sifflement rageur. L'ange exulte tout en massant son bras dont la douleur a été réveillée par le recul de l'arme. Le démon le toise et lui lance : 
— Ça y est, tu as fini de jouer ? On peut s'y remettre ?  
Hugo sourit. Sans ce type d'impromptus gorgés d'adrénaline, son quotidien le rendrait fou ; toujours la même mission, toujours le même rôle, toujours la même épaule. 
— C'est bon, répond-il, allons voir notre cliente. Que le meilleur gagne ! 
— Ou que le Mal triomphe...  
La femme se redresse d'un bond, la coiffure en désordre, arrachée à son sommeil par une galopade à travers la pièce. Son chat noir court dans tous les sens, envoyant valser sur les lattes cirées les billes jaunes du pistolet en plastique que son fils a - encore - laissé traîner et dérapant sur la voiture téléguidée verte abandonnée dans un coin de la pièce. Ce félin devient complètement dingue, se dit-elle, il se met à chasser les ombres. Elle relit d'un œil las le courrier qu'elle a signé avant de s'assoupir dessus, assommée par le bourbon : « Puisque vous n'avez toujours pas trouvé le corps, je vous mènerai jusqu'à lui... » Dans la cheminée, le feu ronfle et craque en dévorant les bûches. Il est encore temps de jeter sa confession aux flammes et de tout noyer dans le whisky. Voilà des semaines qu'elle hésite, rature, signe et froisse. Elle se sert un nouveau verre, visant comme chaque soir le palier reposant de l'apathie éthylique, celle qui anesthésie la conscience et simplifie les perspectives  : ni secret ni tourment, ou ni aveux ni déshonneur. La femme ferme les yeux puis se frotte l'oreille droite avant de donner un coup de tête vers la gauche : elle aurait juré sentir d'un côté le chatouillis d'une plume et de l'autre un picotement dans le cou.

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