Caresse des forêts

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C'est ici qu'advint la rencontre, au plus obscur de l'hiver. Tandis que je cours à travers bois, cherchant où glisser ma désolation, je revis la scène.
 
Cela s'est passé dans le jardin de ce que l'on appelle « le manoir », simple maison bourgeoise au faste déchu. Un dîner y était organisé en l'honneur de ma femme qui s'était acquittée de la direction de l'orchestre municipal. Existait un étonnant décalage entre l'aisance avec laquelle elle faisait naître la musique à la seule grâce de ses bras, et la gêne s'emparant d'elle dès lors qu'elle se trouvait au centre de l'attention. Sous les arbres décorés de lanternes multicolores et de fanions, chacun voulait la voir, échanger quelques mots illusoires, chacun cherchait sa part d'extraordinaire. Elle, ma femme, cachait son désarroi sous un sourire figé, trempait souvent ses lèvres dans le champagne, moyennant quoi sa coupe demeurait perpétuellement pleine. Je m'étais éclipsé vers une partie moins éclairée du jardin, conscient que ma présence ne lui était d'aucun réconfort. Je m'assis sur un banc. Il faisait atrocement froid. Seul sous la couverture des ténèbres, je scrutais chaque visage. Avais-je seulement l'infime pressentiment de la rencontre à venir ?
 
Je ne saurais plus le dire maintenant, alors que mes membres se tordent dans ce matelas de feuilles mortes et traitresses. Je me demande ce qui se cache là, dans cette chaleur de pourrissement, dans ce grand charnier des arbres.
 
La rencontre, donc, se produisit ce soir-là. Sans la moindre prémisse, il fut là.
 
Lui seul paraissait insensible à l'hiver.
 
Hypnotisée, ma femme avait vu venir à elle sa sombre élégance, son austère maintien que l'allure cadencée et majestueuse de son pas rendait singulièrement attirant. Certains des convives firent semblant de n'en rien ressentir. Mais leurs conversations s'étaient imperceptiblement altérées, les voix tintaient désormais telles des clochettes dissonantes. Lui continuait d'avancer, fendant la foule qui ne s'écartait pas même sur son passage, car il pressentait la façon dont les corps allaient évoluer, se glissait entre eux sans dévier sa trajectoire. Et c'est cela, je crois, qui a d'abord figé mon cœur.J'avais affaire à une force jamais entrevue, à une puissance mystérieuse dont j'ignorais tout des rouages. Je contemplais mon malheur qui avançait sur moi, comme une armée marche sur une ville sans garnison.
 
Quand il s'arrêta face à ma femme, il n'y avait pas un regard dans le jardin, en dehors du mien, qui fut encore tourné vers eux. Toutes les inquiétudes avaient fui, leur abandonnant les lieux. Je n'en garde rancune envers aucun des invités : il y avait dans cette rencontre le poids de l'inéluctable, le poids du futur quand il s'abat sur le présent.
La blancheur de mon souffle était impuissante à masquer l'intensité de leur trouble, là-bas, à l'extrême du jardin, et je crois aujourd'hui, titubant dans ce sous-bois dense de ronces, que j'eus alors la vision de ce qui devait se passer quelques secondes plus tard. Avant même que ma femme ne lâche sa coupe de champagne, avant que son verre ne se brise sur l'herbe roide de givre, je voyais déjà s'imprimer son geste sur ma rétine : sa main ouverte, offerte, s'élever dans l'air figé et s'avancer vers lui. Elle trembla légèrement, cette main, avant de le toucher.
 
S'étaient-ils dit quelque chose ? Avaient-ils, d'une façon ou d'une autre, échangé quoique ce fût avant ce premier contact ? Je suppose maintenant qu'ils n'avaient pas besoin de mots, que ce qu'ils partageaient s'en passait, et cette idée seule me permet de mesurer l'inutilité de toute résistance. Les doigts de ma femme, si fins et précieux, se posèrent d'abord entre ses yeux qu'il ferma tendrement, puis se glissèrent sous les crins qui, depuis ses oreilles, tombaient sur son chanfrein cotonneux où s'étalait une longue trace blanche. Il secoua doucement la tête, sa crinière flottant à la manière d'un étendard sur une cité conquise. Puis elle marcha, écrasant les débris de verre dans le crépitement d'une flamme invisible, laissant sa main courir au long de son encolure, de son poitrail aux muscles ronds frissonnant sous la caresse.
 
Peut-être, me dis-je en trébuchant sur des branches mortes à l'orée d'une clairière, n'avais-je jamais connu de scène plus envoûtante que celle-ci. Peut-être est-ce l'une des raisons qui fit que je ne bougeais pas lorsque ma femme entoura sa paume de ses crins à lui, et se hissa sur son dos. Pas plus que je ne bougeais lorsque, à la seule pression de ses cuisses, elle signifia qu'elle était prête à quitter tout ce qui avait compté pour elle, ce jardin, cet orchestre ainsi que tous les autres, les humains et leurs voix devenues simples chants d'oiseaux, et mon corps à moi, perdu dans la noirceur. Malgré la distance, je pouvais voir son poitrail tressaillir, je pouvais lire la reconnaissance qui imprégnait ses yeux d'un voile humide. Avait-il reconnu, lui aussi, les sentiments qui habitaient mon regard ? Cet assentiment muet que je lui adressai malgré moi ? Car je commençais à éprouver à son égard, du lointain de ma position, un amour semblable à celui qui venait d'emporter ma femme. Qu'elle eût besoin de chaleur contre les engelures de l'hiver, et lui d'une présence pour guider ses pas, cela m'apparaissait comme parfaitement naturel, et je doutais déjà de trouver en moi la conviction pour lutter.
 
C'est ainsi qu'ils disparurent du jardin, ne laissant derrière eux qu'un parfum mêlé de paille humide et de sueur froide. Les convives se souvinrent alors qu'une vie leur était peut-être encore possible, et quittèrent les lieux, cherchant sans certitude aucune le chemin du retour et me laissant contempler le vide dans lequel s'étaient tenus ma femme et mon oubli.
 
Les pieds meurtris, je marche vers cette forme indistincte au centre de la clairière, et me demande combien de temps m'avait été nécessaire, ce soir-là, pour m'arracher au jardin. Alors que j'étais sur le banc s'étaient éteintes toutes les bougies dans les lanternes, et les arbres décharnés ne furent plus que cela.
 
Elle s'en revenait parfois dans notre logement, mais son odeur à lui était devenue son manteau à elle. Un manteau qu'elle ne quittait plus, comme en proie à un froid plus tranchant encore que le froid du monde, ce froid terrible qui me transperçait l'existence. Son odeur à lui, ample et animale, m'avait dépossédé de celle de ma femme. Dans ce manteau, sa place à mes côtés n'avait plus de réalité ; elle me regardait sans me reconnaître ; les lieux de notre amour lui étaient étrangers, elle s'y promenait comme une ombre.
 
Ce n'est que maintenant, dans la clairière, que je saisis ce qui m'avait échappé. En devinant dans le noir la silhouette insolite qu'ils forment l'un et l'autre, le déséquilibre flagrant d'un buste de femme et d'un corps d'étalon, je comprends quelle force ils ont domptée. Celle dont il m'aurait fallu m'emparer, ce soir-là, si j'avais trouvé le courage de m'élancer derrière elle sur le dos large et accueillant. Longuement, distraitement, la créature caresse mes cheveux. Le geste n'est pas celui qu'elle lui avait prodigué ce soir-là, mais un geste d'adieu, consumé par avance. Je sens son souffle chaud sur mon front. Je ne distingue d'elle, d'eux, qu'une masse colossale me dominant, inflexible, compacte. Je repense au verre brisé, ce soir-là, dans le jardin du manoir.
 
Quelque part, le vol soyeux d'un grand oiseau nocturne semble chuchoter son nom. La créature s'élance vers une nuit sans étoile ni fin. Nuit d'éveil et de danger.
 
Sous ses pieds, caresse des forêts.

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