« Je ne peux pas raconter d'où je viens. J'ai tout oublié. »
C'est ce que j'ai fini par dire à la responsable des ressources humaines du cabinet médical de Riyad, quand elle m'a posé la question.
Elle m'a regardée un instant, puis a souri, comme si elle comprenait.
— Parfois, le silence protège plus que les mots, Madame Rafqa.
Je me suis contentée de hocher la tête. Le badge sur mon uniforme disait "Rafqa, infirmière". C'était moi. C'était suffisant.
Mais entre nous... Je me souviens de tout. Trop bien.
Je viens de Beyrouth.
Pas celle des cartes postales, non. Mais celle des fils électriques emmêlés, des klaxons à 7h du matin, des coupures d'électricité comme des rendez-vous réguliers avec la colère.
Je viens d'un immeuble lézardé à Furn El Chebbak, d'un appartement où le gaz s'échappe parfois, et où la télé récite les infos comme un chapelet : crise, pénurie, effondrement, explosion.
C'est de là que je viens. Et j'ai voulu m'enfuir.
Alors quand j'ai reçu mon contrat comme infirmière à Riyadh, j'ai pris l'avion comme on avale un cachet amer, sans me retourner.
La première chose que j'ai vue en Arabie, c'est le ciel. Trop large. Trop vide. Il ne me ressemblait pas.
Je vis dans un logement pour employées, entre les murs blancs et le silence climatisé. Pas de voisins qui crient. Pas de klaxons. Pas de souvenirs.
C'est ici que j'ai décidé d'oublier. Non pas par accident, mais par nécessité.
Les collègues me trouvent polie, discrète, efficace. Personne ne connaît vraiment Rafqa. Et c'est très bien ainsi.
Mais parfois, en cachette, j'écoute Fayrouz dans mes écouteurs. Et le matin, je prépare mon café avec une pincée de cardamome, comme maman le faisait. C'est ma façon de dire que je suis encore là, quelque part.
Il y a une autre Libanaise dans l'équipe, Mona, de Zahlé. Elle parle encore de son pays comme on parle d'un ex qu'on aime encore : avec rage et tendresse mêlées.
— Tu fais semblant, toi, me dit-elle. Tu fais genre que tu as tourné la page.
— J'ai oublié, je réponds.
— Tu mens, ya Rafqa. Une Libanaise n'oublie jamais.
Elle a raison. Chaque soir, je rêve encore du port, du 4 août, du nuage toxique qui est apparu.
Du cri de mon frère sous les gravats.
Du sang sur mes gants, à l'hôpital, quand on a recousu des enfants qu'on ne pouvait même pas nommer.
Des pagers qui sonnaient sans arrêt, hurlant des codes qu'on ne comprenait plus, tant il y avait de vies à sauver et de morts à assumer.
J'ai fui parce que j'étais en train de me briser.
Je suis partie parce que rester, c'était mourir debout.
Mais ici, même loin, je ne respire pas mieux.
Je suis comme une armoire qu'on a vidée à la hâte, et qui garde l'odeur des vêtements disparus.
Un jour, j'ai croisé une petite fille libanaise dans la salle d'attente. Elle portait un t-shirt avec un cèdre imprimé dessus. Je l'ai regardée. Elle m'a souri. Et j'ai eu envie de pleurer.
Parce que cette simple illustration m'a rappelé qui j'étais.
Je m'appelle Rafqa. J'ai 23 ans.
Je suis née à Beyrouth. J'ai grandi dans les cris, les rires, la peur, les chants de Dabké et les coupures de courant.
Je suis venue ici pour oublier.
Mais je me rends compte qu'oublier, c'est aussi effacer ceux qui m'ont aimée. Ceux que j'ai perdus.
Alors j'écris.
Pas pour raconter, mais pour garder.
Je note chaque souvenir comme un bijou cassé : la voix de maman qui m'appelait "habibi", le parfum du jasmin sur le balcon, le goût du pain chaud qu'on achetait à l'aube.
Je ne peux pas raconter d'où je viens. J'ai tout oublié.
Mais chaque jour, une image revient. Une odeur. Un mot.
Et je recouds mon histoire point par point.
Peut-être que le sable ici ne garde pas les cicatrices.
Mais moi, si.